Critique

«The L Word», un gros coup d'elles

Rencontre avec Guinevere Turner, 38 ans, figure phare de la galaxie lesbienne d'Hollywood et ex-coscénariste de la série.
par Françoise-Marie Santucci
publié le 8 juillet 2006 à 21h52

Aux états-Unis, on la qualifierait de «lipstick», qui veut dire «rouge à lèvres» mais aussi, dans le langage codé homosexuel, une lesbienne chic ­ donc forcément fardée. Ce matin-là, Guinevere Turner, 38 ans, est arrivée sans maquillage, ce qui ne l'empêche pas d'avoir une sacrée dégaine. Et, en ça, conforme au superbe casting de The L Word. Miss Turner est de passage à Paris pour rendre visite à des amies, dont la costar de Go Fish, premier long métrage d'auteur lesbien qui l'a révélée en 1994. Née à Boston et élevée à Chicago, elle est devenue à Hollywood l'une des plus importantes figures d'un microréseau ­ les lesbiennes ­ moins caché qu'avant. Ilene Chaiken, créatrice de The L Word, lui a proposé d'en concevoir les scénarios. Le contact s'est fait via une autre membre éminente de cette galaxie underground, la réalisatrice Rose Troche, qui, après Go Fish, fit deux films assez moyens, avant de collaborer à Six Feet Under et The L Word. Guinevere Turner, moins d'un mètre soixante et plein de rires en stock, a coécrit American Psycho, signé un biopic de Betty Page et un film de vampires cryptolesbien, BloodRayne. Dopée par l'expérience L Word, elle s'est mise à l'écriture de sa propre série. L'héroïne sera une agent du gouvernement chargée du programme de protection des témoins. Donc «undercover», y compris à propos de sa sexualité. «Le temps du pilote, à l'issue duquel on me dira sûrement : "Où est son petit copain ?" Une fois qu'un studio aura dit OK, je glisserai qu'elle préfère les filles.» Etrange précaution ? Pas vraiment : «Malgré les mentalités qui changent, il y a un avantage professionnel certain à ne pas dire qu'on est gay, encore aujourd'hui à Hollywood.»

A l'origine de «L Word»

«J'ai collaboré aux deux premières saisons de The L Word. On était une petite dizaine à l'écriture : Ilene Chaiken, mon amie Rose Troche, moi, plus un homme hétéro, quatre lesbiennes et deux nanas hétéro. Mélange parfait. Pour la première saison, on s'est enfermés au bureau tous les jours pendant six semaines, de 9 heures du matin à 7 heures du soir, à parler, parler, parler. On développe des intrigues les uns devant les autres et parfois, après deux jours passés à creuser une piste, on entend : "Non, c'est nul ton truc." La meilleure à ce jeu, c'est Rose Troche. Elle n'hésite pas à dire : "OK, c'est à ce moment que les téléspectateurs se lèvent pour aller chercher du pop-corn !" Chaque scénariste se retrouve avec l'un des six premiers épisodes à écrire. Scénarios qu'Ilene, Rose et moi reprenons, réécrivons le cas échéant.»

L'écriture

«C'est vraiment différent du cinéma, car là on est à la moitié du processus, qu'on commence déjà à tourner. Parfois, ça crée des soucis. Lors de la saison 1, la production avait engagé une actrice qui, dans les épisodes suivants, devait avoir un rôle important. Mais elle était si mauvaise qu'en deux jours j'ai dû réécrire tout un épisode en l'escamotant presque entièrement.

Sinon, on s'inspire vraiment de nos histoires. A Los Angeles, je vis comme les personnages de The L Word (mis à part le fait que j'ai une petite amie et que je ne veux pas d'enfants), y compris dans les anecdotes. Un exemple ? Lors de notre première semaine de travail, on s'ennuyait un peu avec Angela Robinson (réalisatrice de Debs et scénariste de The L Word). La connaissant de vue, mais sans plus, je lui ai dit : "Angela, je suis sûre qu'on peut tracer plein de liens entre nous, via nos ami(e)s et nos ex." On a commencé à faire de grandes flèches sur le mur, suivant le principe des six degrés de séparation. Puis Rose Troche est arrivée, s'y est mise aussi, enfin Ilene est entrée, et après s'être moquée de nous, elle a dit : "Attendez, attendez, c'est génial." C'est ainsi qu'est né le "mur" d'Alice dans la série.»

La saison 2

«Le succès était là. Ce qui signifie : plus de moyens, mais aussi une attente énorme, notamment dans la communauté homosexuelle. C'est normal. Si je n'avais pas travaillé sur L Word, peut-être serais-je critique, comme toute lesbienne (ou, plus largement, membre d'une minorité) jugeant la première représentation fictionnelle de soi. Parfois, c'est assez casse-pieds. Aux Etats-Unis, on nous a reproché de ne pas avoir assez de personnages butch, que les actrices sont trop jolies et que sais-je encore. Je me souviens d'une projection-test où une grosse lesbienne aux cheveux ras s'est levée : "Mais où est la gouine chauffeuse de poids-lourds ?" Ça nous avait fait rire ! Bien sûr que les actrices de L Word sont branchées et ultramignonnes, il ne manquerait plus que ça (rires). C'est aussi un choix politique que de représenter des filles féminines qui ne soient pas "menaçantes" pour le grand public non gay. C'est frustrant, mais bon si j'avais montré toutes les sortes de lesbiennes que je connais, les gens auraient pris peur ! Il ne faut pas oublier qu'on fait de la télé, qu'on s'adresse à un public le plus large possible et à qui l'on fait quand même découvrir un continent inconnu.»

La fin de l'histoire

«Lors de l'écriture de la saison 2, il y a eu des tiraillements entre Ilene et moi. Il fallait trouver le bon équilibre entre le côté série dramatique et la légèreté, car les gens n'ont pas envie de regarder un show de lesbiennes qui se coupent les cheveux en quatre. Mon credo, c'était d'aller vers la légèreté, une certaine drôlerie ; après tout, The L Word est un peu un soap opera. Alors qu'Ilene Chaiken avait une écriture plus portée vers la noirceur. A l'arrivée, j'ai été débarquée du show. Je pense que je l'ai trop ouverte ! La plupart du temps, je travaille sur des films dont je suis l'auteure. Là, j'avais une patronne et ça allait à toute vitesse. Ça m'aura au moins appris ça : travailler vite.»

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