«Tout le monde a intérêt à transformer Internet en Minitel»

par Astrid GIRARDEAU
publié le 6 février 2009 à 11h17
(mis à jour le 13 août 2010 à 17h16)

Héberger ses vidéos sur YouTube ou utiliser un compte Hotmail, est-ce encore Internet ? A l'origine, le net a la particularité d'être un réseau où rien n'est centralisé, où les données ne sont pas stockées dans un seul et même endroit. Or pour Benjamin Bayart, président de FDN (French Data Network) , le plus vieux fournisseur d'accès Internet français, cette structure est en danger. Selon lui, un ensemble de décisions politiques, économiques et techniques tendent à transformer, depuis quelques années, Internet en réseau finalement proche du Minitel. Parallèlement il dénonce les atteintes à la neutralité du net . Notamment par les projets de loi de filtrage actuellement en préparation par le gouvernement français : Loi Création et Internet, Charte de confiance, etc.

Lors des rencontres mondiales du logiciel libre d'Amiens, en juillet 2007, Benjamin Bayart exposait son propos lors d'une conférence, intitulée Internet libre ou Minitel 2.0 , dont la vidéo a depuis été très consultée. Et nous a donné envie de le rencontrer.

Qui a intérêt à transformer Internet en Minitel ?

_ Tout le monde. Car Internet représente une révolution, au même titre que l’imprimerie. Et les gens à qui Internet fait peur sont à peu près les mêmes à qui l'imprimerie faisait peur. Tout d’abord, ce sont ceux qui ont un business en place. Les éditeurs de DVD ayant remplacé les moines copistes. Ensuite les politiques, qui préfèrent que le peuple se taise. Lors du traité européen, c’était le seul lieu de contestation. Et finalement les gens ont voté non. Cela concernait 10% de la population, ça n’a donc pas eu un réel poids électoral, mais c’est un reflet. Internet est une fenêtre d’expression. Or les politiques préfèrent le modèle TF1 qui calme les esprits, comme nos rois n’avaient pas envie qu’on diffuse du Voltaire ou du Montesquieu. Enfin, ce sont les marchands de tuyaux qui ont tout un intérêt à un Internet à péage où les contenus sont contrôlés et bien rémunérés.

La faiblesse du Minitel était qu'il était un réseau centré. L'avantage d'Internet est d'être décentralisé. Et même acentré. C'est ce qui fait tout la différence entre Internet et les autres réseaux. Et ce qui permet à chacun d'innover. Là, on est à cheval entre les deux. Il y a une citation de Linus Tovalds (créateur du noyau Linux) qui disait en 1995 : «les backups c'est pour les fillettes, les vrais hommes mettent leurs données sur un serveur FTP et laissent le reste du monde créer des miroirs.» Or si vous regardez le noyau Linux, son code source est un paquet de données, au même titre qu'un film ou qu'un livre, dont toutes les versions, depuis la première en 1991-92, sont sur le net. Comme elles sont librement copiables, il y en a des centaines de milliers de copies. Chacun de ces sites peut disparaître, on ne perdra jamais son contenu.

De l'autre côté, il y a la bibliothèque numérique : je n'ai pas le droit de faire de miroir pour que les données ne se perdent pas. Tout est gardé sur un gros ordinateur central en espérant que ça ne crame pas. Comme dans la scène de Rollerball où un scientifique gueule contre un ordinateur : «Cette saloperie m'a perdu tout le XIIIe siècle !» C'est du Minitel. C'est tout le contraire d'Internet, et c'est très dangereux. On sait que la bibliothèque d'Alexandrie, ça finit toujours par brûler.

On le sait, mais on continue ?

_ Oui. Et ça n'est pas une question neutre de savoir si, le savoir de l’humanité, on va le garder ou on va le perdre comme des cons. Par exemple, la Nasa n’est pas capable de relire les vidéos des différents alunissages. Ils n’ont plus de magnétoscope capable de lire le modèle de bande magnétique sur lequel ils les ont enregistré. Ils ont des copies, mais plus accès aux bandes originales. Et ça plaide pour deux choses. Un : des formats ouverts et standardisés. Deux : le droit de les copier. Quand je reçois un DVD de chez Amazon et en fait une copie pour mon lecteur portable, j’en fait une copie privée. Ce qu’on essaye de m’empêcher de faire. Mais je fais un boulot de conservateur à ma petite échelle puisque je fais la copie d’un savoir qui se perdra d’autant moins. Et plus on fait de copies, moins il se perdra.

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«Il n’y a aucune raison que le mail soit centralisé chez Google ou Hotmail.»

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Quel est le danger de cette centralisation ?

_ Les deux modèles ont toujours cohabité, et il y a besoin de deux. Le modèle du Minitel, ça sert à faire des sites de rencontre, ou ses courses sur le net. Là où il faut un point de centralisation. Mais ce qui faisait la spécificité d'Internet est en train de se faire vampiriser par le Minitel. Autant il y a de très bonnes raisons pour que le site de la SNCF soit centralisé, autant il n’y a aucune raison que le mail soit centralisé chez Google ou Hotmail. Un serveur mail, c’est un ordinateur qui est moins puissant qu’un téléphone portable d’aujourd’hui. Ca coûte moins cher qu’un iPhone.

Les blogs hébergés gratuitement, ça n'est pas gratuit. C’est intéressé. Ces gens ont l’intention de vendre de la pub mais ils n’ont pas de contenus. Pour capter le temps de cerveau disponible, eux n’ont pas les séries télé, ils ont les blogs des particuliers. Et c’est pervers, car héberger son blog chez soi ça ne coûterait pas cher.

Tout le monde ne peut pas avoir un serveur chez lui ?

_ C’est une fausse approche. A l’heure actuelle, ce qui empêche de le faire, ce sont des problèmes très mineurs, mais que personne ne souhaite régler.

Quel genre de problèmes ?

_ Le A de ADSL, qui veut dire asymétrique et fait qu’on ne peut pas émettre. Quand je le disais il y a 4 ou 5 ans à mes collègues -- j’ai eu l’occasion de travailler chez quasiment tous les principaux fournisseurs d’accès Internet de France --, ils me répondaient : «peu importe les gens n’ont pas envie d’émettre». Mais ce n'est pas vrai. Ma mère veut pouvoir envoyer des photos par mail sans que ça mette une demi-heure.

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«Si on avait toujours vendu des voitures sans place à l’arrière, on n'aurait jamais considéré que c’est un mode de transport familial.»

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Pourquoi ce choix de l'ADSL ?

_ Avoir décidé que l’ADSL soit moins cher que la SDSL, et que la SDSL ne soit disponible que dans des offres professionnelles, c’est du pur choix marketing. Techniquement, un modem SDSL coûte le même prix à fabriquer qu’un modem ADSL. Mais on a simplement considéré que madame Michu avait envie de consommer, et pas de produire. Ce qui change forcement notre approche du réseau. Si on avait toujours vendu des voitures sans place à l’arrière, on n'aurait jamais considéré que c’est un mode de transport familial. Et forcément le consommateur s’adapte. Il y a une chose fausse en économie qui est de dire que c’est le client qui fait le marché, alors que c’est le marché qui fait le client. Vous n’achetez pas ce que vous voulez, mais ce qu’on vous propose.

A lier au manque de concurrence ?

_ On parle partout de concurrence non faussée, mais on ne la pratique pas. Par exemple, en téléphonie portable. Il y a un moment où ça ne peut plus être une coïncidence qu’on ait les tarifs les plus élevés d’Europe alors que c’est chez nous qu’il y a le moins d’opérateurs. Je veux bien qu’on dise que c’est parce qu'on a investi et qu’on a le plus beau réseau du monde, sauf que le téléphone mobile marche aussi mal à Paris qu’à Londres. Mais, à Londres, il est moitié moins cher. Et il marche aussi mal à Londres qu’à Tokyo, sauf qu’à Tokyo il est deux fois moins cher qu’à Londres. J’aimerais bien comprendre pourquoi !

Pour Internet, par contre, on n'est pas mal lotis ?

_ C’est un des points sur lequel le marché français est encore extrêmement compétitif. Et c’est lié à un seul facteur. Au fait que Xavier Niel [patron de Free, ndlr] est un emmerdeur. Lui sait ce que ça coûte à fabriquer. Il a les bonnes méthodes permettant de fabriquer ça vite et pas cher. Et il force tout le monde à lui courir derrière avec des méthodes que le monde de l’industrie considère comme des méthodes de voyou.

Lesquelles ?

_ En informatique, quand on a besoin de faire quelque chose, il y a deux solutions. Soit on a énormément d’argent, soit on a énormément de compétences. Pour son système d’information qui gère les abonnements, Niel a fait en sorte que ça ne lui coûte pas cher. Il a embauché quelques ingénieurs, qui sont a priori suffisamment payés pour ne pas avoir envie de partir, et à qui on a passé tous les caprices. Par exemple de dire non à «l’offre marketing avec trois mois gratuits sauf qu'après Noël, ça sera deux et demi…». Ca veut dire qu’ils ont un système relativement rudimentaire qui ne coûte rien par rapport à celui d’un opérateur classique. Et cela représente une économie colossale. Il faut savoir que les grands groupes (Numéricable, Neuf, Vivendi, Orange, etc.) ont des systèmes d’information qui, pour les plus petits d’entre eux, se comptent en centaines de millions d’euros, et pour les plus gros, en milliards.

Dans votre conférence, vous revenez sur une affaire peu médiatisée entre Free et Dailymotion en 2006…

_ A l’époque, Free avait une politique très ouverte de peering. Le peering étant un échange de trafic entre deux réseaux par un point de connexion commun. Ce type d’accord est généralement gratuit. Free échangeait donc avec n’importe qui se présentait «dans la même salle» qu’eux et avait du trafic à échanger. Vers 2003-4, ils ont commencé à arrêter, officiellement pour des raisons techniques. C'est-à-dire qu’ils en avaient marre de gérer du peering avec des tout petits réseaux. Car mine de rien quand il y a le point de peering qui tombe en panne, il y a une alarme qui se déclenche et quelqu’un qui doit se lever la nuit pour regarder si c’est grave ou pas. Et puis, ils en sont venus à faire comme les autres grands opérateurs. A dire : pour échanger du trafic, il faut que tu fasses au moins telle taille.

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«Il ne transporte pas à l’œil, il est payé par ses abonnés pour ça !»

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Pourtant Dailymotion rentrait dans les critères ?

_ Oui. Mais Free n’avait pas envie d’assurer cette qualité de service pour que ses abonnés puissent aller voir ce site-là en particulier qui pompe beaucoup de débit. Et donc, il a décidé d’arrêter de transporter le trafic de Dailymotion s'ils ne payaient pas. C’est une forme de prise en otage qui jusqu'ici ne se faisait pas. Free l’a fait. Et ça c’est vu, car une partie de la négociation a été résolue au grand jour. Sur une mailing-list, le directeur technique de Free [Rani Assaf, ndlr] est venu expliquer pourquoi ils en avaient marre de transporter à l’œil une masse de données. Ce qui est un point de vue complètement faux. Il ne transporte pas à l’œil, il est payé par ses abonnés pour ça !

Tout le monde cherche à être payé par les deux bouts ?

_ Oui, et c’est lié à une erreur relativement grossière dans le modèle économique. Ca coûte combien un mégabit ? Certaines publicités proposent «30 mégas à 20 euros», ça fait 1,50 euros. Numéricable a fait une offre de 100 mégas à 20 euros, ça fait vingt centimes. Donc un mégabit, ça vaut entre 20 centimes et 1,50 euros selon les marques. De mon côté, je sais que le mégabit, même acheté en très gros volumes, ça se vend environ 4-5 euros. Je ne vois pas comment on peut acheter quelque chose 4 ou 5 euros, et le vendre 20 centimes.

En fait, on a considéré que les gens n’utiliseraient pas leur connexion Internet au maximum tout le temps. Ca relève du bon sens. Et donc ils ont ponctionné mais en faisant une hypothèse de consommation qui est à peu près ce qu’on constatait en 2001-2002.

Or le prix de vente n’augmente pas car le marché est serré. Donc les opérateurs continuent à vendre au même prix, le coût de fabrication augmente, et les marges qui étaient dangereusement faibles risquent de devenir négatives. Ils doivent donc chercher des ressources ailleurs. Par exemple en vendant un anti-virus à cinq euros par mois, alors qu'il vaut 40 euros dans le commerce. Ou en allant taper dans les revenus des gens qui vivent sur la publicité.

Résultat ?

_ Dailymotion paye ! En fait, ils avaient deux solutions. Soit ils acceptaient, soit ils payaient la bande passante chez Free, ce qui aurait couté beaucoup plus que ce que leur demandait Free. Et quand France Télécom a menacé de faire pareil, Dailymotion a payé. Et quand Neuf a dit moi aussi, idem. C’est une question de rapport de force.

YouTube paye également ?

_ Si Free essayait de le faire avec Google, Google exploserait de rire, et dirait «c’est très simple, tu vas disparaître du réseau». Ils ne se le permettent qu'avec ceux qui sont suffisamment gros pour consommer de la bande passante, mais suffisamment petits pour qu’on puisse marcher dessus.

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«On va demander aux opérateurs de mettre en place une infrastructure qui permet de filtrer.»

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Peut-on encore parler de neutralité du net ?

_ Pour le moment la neutralité du net existe encore un peu. Mais c'est un pied dans la porte. Et il y a des menaces beaucoup plus graves sur la neutralité. Comme Hadopi, le Paquet Télécom ou le filtrage de la pédo-pornographie. Premier point, et c’est une première, le législateur va imposer aux opérateurs télécom quelque chose qu’ils ne font pas naturellement. C’est tout à fait différent par exemple de la conservation des logs de connexion qui sont des données que les opérateurs ont de toute façon, pour des raisons techniques -- sauf que d’habitude ils jettent--, et que la loi demandent de conserver au moins un an. Alors que là on va demander aux opérateurs de mettre en place une infrastructure qui permet de filtrer.

Pourtant aujourd’hui aucun système de filtrage n’est efficace ?

_ Non, aucun système de filtrage ne marche. Le rapport de Christophe Espern pour la Quadrature du Net est très clair là-dessus. De plus, quelle que soit l'infrastructure choisie, on va compter sur les opérateurs réseau pour la mettre en avant. Or il y a une directive européenne qui dit que si on force quelqu'un, par la loi, à faire quelque chose, on se doit de le payer. C'est-à-dire que si l'Etat vient créer une distorsion du marché pour ses besoins propres, il doit le financer. Dans la discussion, il est certain que les opérateurs vont être d'accord à condition que, soit l'Etat finance cette infrastructure, soit qu'il leur laisse l'amortir. C'est-à-dire le droit de s'en servir pour ce qui veulent. Au début, ça sera pour une raison « neutre » : faire des statistiques, empêcher le téléchargement illégal, etc. Ensuite, vous vous pouvez être sûrs que sur le réseau de Vivendi on filtrera les vidéos de Bouygues.

Car après le rapprochement fixe-mobile-Internet, qui est quasiment fini, le rapprochement d’après, c’est entre l’industrie du loisir et l’industrie du réseau. Orange qui s’intéresse aux contenus. Chez Vivendi, ça se fait déjà depuis plus longtemps.

Et personne pour s’y opposer ?

_ Si ça intéresse les gens, ça fera scandale, il y aura marche arrière. Mais qui va le dire ? Qui va expliquer à Madame Michu que si son Internet ne marche pas bien, c'est parce que son opérateur a choisi que ça ne marche pas bien ?

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«On va avoir une multiplication de réseaux clandestins où on ne pourra rien repérer.»

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Comment le filtrage est-il mis en place ?

_ Il y a quelques années, un peu dans la foulée du 11 septembre, on a dit qu'on pouvait mettre en place, dans les cas d’affaires terroristes, des écoutes téléphoniques sans passer par un juge mais en passant directement par une autorité spéciale. Une personne habilitée au ministère de l’Intérieur. On a donc des lois d’exception pour traiter le terrorisme. Et c’est exactement ce qu’on est en train de transposer dans la loi Hadopi.

En septembre, des policiers et gendarmes me disaient eux-mêmes: si on fait passer le filtrage sur la pédo-pornographie, vous pouvez être certains que huit jours après, c’est transposé à la musique. On part de «terrorisme» pour dire ensuite « téléchargement illégal » pour filtrer The Pirate Bay et attraper les gamins avec. C’est-à-dire qu’on va traiter les gamins sur les mêmes textes de loi que les terroristes. Or on sait que toutes ces méthodes de filtrage sont contournables. Donc on va avoir une multiplication de réseaux clandestins où on ne pourra rien repérer, avec 99% de gamins qui téléchargent et 1% de terroristes et de pédophiles.

Pour quels résultats ?

_ Il y a des exemples testés sur des réseaux qui structurellement ne ressemblent absolument pas au nôtre, par exemple en Norvège. Mais quel est le but recherché ? Les policiers et gendarmes français qui travaillent sur ces dossiers m'ont expliqué qu’ils ne cherchent pas à attraper les pédophiles, ils ont déjà des techniques pour ça, mais à filtrer à la base pour empêcher que les gens tombent dessus, s’y habituent, et finissent pédophiles. Or si je leur demande si le nombre de cas de pédophilie a statistiquement baissé en Norvège, ils ne savent pas me répondre.

Pour résumer, les opérateurs voudront s’en servir pour faire autre chose, l’Etat voudra s’en servir pour faire autre chose, et pour le moment, personne n’a fourni un chiffre prouvant que cela soit efficace. C'est une situation relativement inquiétante.

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