Critique

Tragédie geek

David Fincher relate la genèse de l’empire Facebook et de son roi ambigu, Mark Zuckerberg. Fascinant.
par Philippe Azoury
publié le 12 octobre 2010 à 0h00
(mis à jour le 12 octobre 2010 à 10h36)

L'Histoire s'est jouée cette fois encore dans une chambre. Notre génération a plongé dans une mutation accélérée le soir, il y a sept ans de cela, où, dans les 10 m2 d'un des pavillons où logent les étudiants de Harvard, un gosse de 18 ans, que d'aucuns rangeraient dans la catégorie des geeks au vu de ses notes en gym et de sa capacité à bouffer de l'informatique, fou furieux de s'être fait larguer par une fille, a bâti en une nuit une ébauche de réseau social. Son idée première était d'élire la fille la plus canon du campus en piratant toutes les photos d'identité du trombinoscope local. Ce soir-là, le système a planté : en quelques secondes, tout le monde voulait savoir, tout le monde voulait donner son avis, tout le monde désirait à la fois en être et craignait d'être avalé dans ce jeu cruel du up and down. Quelques heures après s'être fait remonter les bretelles par les branques du service informatique, Mark Zuckerberg rencontrera deux frères jumeaux bien nés et bien bâtis, les Winklevoss, qui le brancheront sur une autre idée : reprendre le trombinoscope mais le muer en réseau social sur le seul campus de Harvard, un truc un peu techno pour faire venir les plus jolies filles à leurs fêtes. Zuckerberg accepte, mais bientôt ne donne plus signe de vie : en janvier, les jumeaux apprennent par la bande qu'il vient de lancer son propre réseau social à visée bien plus large : The Face Book. Nous sommes en 2004.

Cinq ans plus tard, Hollywood convoque de toute urgence un jeune acteur (le très ressemblant Jesse Eisenberg) pour incarner cette fois le plus jeune millionnaire de notre histoire. Mark Zuckerberg n'a à ce jour que 26 ans, mais sa vie est déjà un film : The Social Network. Un portrait en creux d'une époque où tout va trop vite, et où vos amis n'en sont pas. Lequel film a lui aussi sa propre histoire souterraine. Officiellement c'est le nouveau film de David Fincher, soit le cinéaste qui, avec Michael Mann et Christopher Nolan, jouit d'une énorme cote à Hollywood. Après Alien 3, Seven, les géniaux Fight Club ou Zodiac et l'épique mais déjà plus étouffe-chrétien Benjamin Button, on peut se demander pourquoi aucune statue des oscars ne trône dans son living, mais qu'importe : il n'y a pas de film qui excite plus la curiosité maboule de tout passionné de cinéma en cet automne 2010. Pourtant, la venue de David Fincher à Paris, il y a dix jours, fut accompagnée d'une réaction inattendue. Au Bristol, les questions à la conférence de presse internationale lui étaient à peine adressées. Elles ne concernaient pas pour autant le petit prince de la pop Justin Timberlake, qui joue ici Sean Parker, le fondateur de Napster. Non. Chaque regard, chaque stylo-bille était braqué sur un quadra survolté à forte mâchoire, un type avec une tête aussi énorme que pleine et au débit de mitraillette : Aaron Sorkin.

«Conditions». Le scénariste de The Social Network, créateur et producteur de la série A la Maison Blanche (The West Wing), soit un des pionniers de cette nouvelle écriture télévisuelle, qui, des Sopranos à Mad Men en passant par The Wire a mis le cinéma face à un concurrent sérieux, capable de produire des récits plus ambitieux et plus amples que le gros de la production hollywoodienne. Dimanche dernier, il suffisait de voir la gueule de Fincher essayant d'en placer une bon gré mal gré face à Sorkin, histoire de se rassurer encore un peu, pour comprendre que c'est le cinéma tout entier qui s'est possiblement fait tondre la laine sur le dos. Et la même scène avait eu lieu quelques jours auparavant au festival de Toronto.

Il est vrai que Fincher n'a pas écrit une ligne de The Social Network. Il a reçu des studios un script épais de 166 pages. Une sorte de cadeau empoisonné, car à cette densité-là de dialogue il faut prévoir un film de 2 h 45. Or, les pontes de la Columbia avaient accompagné le script d'une proposition bien vicieuse : si le film fait deux heures, Fincher garde le final cut. S'il fait plus, il le perd. Fincher, qui est l'inverse d'un type aimable et facile, plutôt cassant dans son genre mais cultivant un certain goût du risque, a quand même dévoré le script en une nuit et a répondu plus vite encore. Il nous l'explique au cours des vingt minutes chrono de tête-à-tête accordé dans son raout promo : «J'ai imposé deux conditions : je ne fais rien tant que ce scénario n'est pas validé par les avocats de la Columbia. Et, si on le fait, alors on le fait tout de suite. Nous étions en mai, je voulais tourner en septembre et le sortir en octobre de l'année prochaine.»

Mais, au fond, le vrai auteur du film, c'est ce type qui s'était fait coffrer il y a quelques années avec du crack dans les poches mais qui semble plus que tout un workaholic à l'écriture, le premier grand damné de la télévision moderne : Sorkin. A Paris, les deux hommes faisaient chambre à part, répondaient aux interviews dans deux salons concomitants du Bristol. Fincher, arraché à Stockholm où il tourne un remake de Millénium, est le plus jet-largué des deux. Il est semi-couché sur le divan, si pressé d'en finir qu'il répond à six questions en une seule réponse. Sa façon à lui de vous envoyer vous faire foutre. A quiconque le baratine sur le rythme délirant d'élocution des acteurs de son film, l'un des plus speed jamais entendu, il répond sèchement : «Ce n'est ni parce qu'ils sont jeunes, modernes et intelligents qu'ils parlent si vite, mais parce que je devais faire tenir tout ce putain de script en deux heures. Leur vitesse de parole conduit complètement la mise en scène. Je m'y plie. Mais une scène comme celle du night-club entre Justin Timberlake et Jesse Eisenberg est purement cinématographique, car Justin est presque le seul à parler, cinq pages de dialogues uniquement sur Justin… Jesse est là et tout ce qui se passe en lui se passe dans son cerveau pendant qu'il écoute. Le cinéma est encore le seul à arriver à cette qualité de tension.» Son film court-il après l'idéal expansif de la série télé, ce lièvre à la fois rapide et qui est autorisé à faire des courses de fond sur plusieurs saisons ? «Ironiquement, la télévision est devenue cet endroit où l'on peut prendre le temps de raconter une histoire. La "caractérisation" n'est plus du côté du cinéma, qui a basculé vers des logiques purement pavloviennes, ne répondant qu'à des suites d'explosions. Nous avons quoi aujourd'hui en termes de pré-carré ? L'horreur, le kung-fu ? Super… Mais je dois, moi, lutter contre cette idée qu'un scénario intelligent où les gens s'expriment bien jusqu'à larguer le spectateur est désormais tout à fait dévolu à la télévision, aux séries. Si j'exclus ça du champ cinématographique, je signe mon propre arrêt de mort.»

«Remords». Comment Fincher, qui n'a pas de profil Facebook (pas plus que le scénariste ou l'acteur principal), voit-il le cas Zuckerberg ? «Comme un garçon extrêmement concentré, focalisé sur la tâche à mener. Je le vois aussi comme quelqu'un qui ne fait plus confiance à personne. Mais qui a besoin que les gens partagent sa vision.» On sait que le magnat Zuckerberg n'a rien voulu savoir de ce film qui se faisait sur lui et sans lui.

Mais, au moment de nous ouvrir la porte de sa chambre, Sorkin, surexcité, nous apprend que Zuckerberg a loué la veille un cinéma pour inviter les employés de Facebook à voir le film. Il a aussi offert un verre à tout le monde à la sortie, gardant comme cela une attitude cool face à cette biographie non désirée. «Sauf qu'il a passé la moitié de la projection seul au resto.» Quand on demande à Sorkin ce qu'il pense de Mark Zuckerberg, immédiatement il précise qu'il se refuse à parler de l'homme, il ne connaît et n'analyse que le personnage de son scénario, sa marionnette : «C'est quelqu'un qui passe les 115 premières minutes du récit à être un antihéros, et qui passe les 5 dernières minutes à se comporter en personnage de tragédie. Ce qui veut dire qu'il paie le prix intime de quelque chose et qu'il a affaire avec ce sentiment qui parfois naît tard et qui s'appelle le remords. Pour le reste, on sera d'accord : c'est un type brillant. Pas brillant comme peut l'être un logiciel, mais un garçon d'une créativité effarante. En revanche, il est amer. Je ne sais toujours pas si son amertume précède son handicap social ou si elle est la conséquence de son incapacité à se faire aimer des autres. Il est animé d'un fort esprit de revanche. C'est la face noire du geek : une frustration sexuelle et sentimentale insurmontable. Il a un complexe d'infériorité qu'il a monté en complexe de supériorité. Un personnage comme Mark, c'est un mec assis sur une bombe atomique. Il n'en prend la responsabilité que bien après avoir appuyé sur le bouton.»

«Vitre». Résultat : The Social Network est écrit et joué comme du Eschyle 2.0 gavé au Red Bull et à la coke, jalonné d'accès de cupidité et de coups de couteau dans le dos, infusant sa vitesse et sa parano sur chacun de ceux qui ont fait ce film. Comme si Zuckerberg, à,l'image de son réseau, était ce virus mortel dont chacun voudrait quand même être infecté : pour savoir. Pour se mettre au diapason. On peut trouver paradoxal qu'un homme qui a redéfini de façon exhibitionniste notre rapport à l'intimité se barricade : «C'est moins paradoxal que ça n'est ironique, sourie Sorkin. Le mec qui a inventé ce réseau de communication est un nerd, qu'il faut lucidement décrire comme un handicapé social. Est-ce si étrange que ce garçon a inventé un outil qui soit l'inverse de lui-même ? Ne sommes-nous pas toujours en train de chercher à nous réinventer en ce que nous sommes incapables d'être ? Personnellement, je ne vois toujours pas quel intérêt je peux trouver à entendre quelqu'un que je ne connais pas cogner à la vitre de mon ordinateur et me demander si je veux être son ami. Mais je sais qu'il y a 500 millions de personnes en désaccord avec moi sur ce point.»

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