Tristan Nitot : «Le futur ne va pas être inventé dans des labos»

par Astrid GIRARDEAU
publié le 8 novembre 2009 à 12h27
(mis à jour le 8 novembre 2009 à 19h38)

Le 9 novembre 2004 sortait Firefox. Dans un marché monopolisé par l’Internet Explorer de Microsoft, le lancement, par la Mozilla Foundation, de ce navigateur web libre et innovant a suscité un engouement rapide. Aujourd’hui, il a 24 % du marché et plus de 300 millions d’utilisateurs. A l’occasion de ses 5 ans, Tristan Nitot, président de Mozilla Europe, et «dino» de l’Internet, revient sur cette histoire et livre sa vision personnelle du Net.

Que représentent ces cinq ans ?

_ Ils sont incroyables. Aujourd'hui, les gens voient le succès de Firefox, mais c'est aussi onze ans de projet Mozilla difficiles. Au lancement de la suite Mozilla 1.0 en juin 2002, on a fait une fête à Paris. J'ai retrouvé des photos, on était dix ! (rires)

Puis il y eut le projet Firefox…

_ L'équipe travaillait à une suite internet avec navigateur, messagerie, éditeur de page web, et plein d'autres modules. Une sorte de couteau suisse de l'Internet fait par des ingénieurs pour des ingénieurs. Rien que pour aller sur le Web, c'était un tableau de bord de 747 ! Deux d'entre eux [David Hyatt et Blake Ross, ndlr] ont proposé de faire un outil plus simple, utilisable par tout le monde. Leur chef a dit non. Heureusement, ils ont continué à y travailler en perruque. De la suite Mozilla, ils ont juste pris le navigateur et fait un truc choquant : ils ont sabré à la hache le produit pour retirer des fonctionnalités et arriver à quelque chose d'épuré. C'était tabou.

Une nouvelle version (la 3.6 ) du navigateur va bientôt sortir. Quels sont vos prochains objectifs en terme d’innovation ?

_ Que le Web soit capable d'offrir des applications aussi riches et performantes que les applications dites natives. Au départ, le Web, c'est du texte et des hyperliens. Un jour, Mosaic intégra les images - et il paraît que Tim Berners-Lee, l'inventeur du Web, a alors dit : «Vous n'y pensez pas, on va finir par avoir des femmes nues sur le Web !» -, puis les feuilles de style (CSS). Et ça s'est à peu près arrêté là, à la période glaciaire d'Internet Explorer 6 et sa position de monopole. On a alors travaillé à apporter un ensemble de standards que chacun puisse implémenter à sa façon dans son navigateur : son, vidéo, image animée et 3D ). Aujourd'hui, on arrive à manipuler de la vidéo en temps réel dans le navigateur, il y a six mois c'était Star Wars !

Et bientôt Firefox pour mobile ?

_ Aujourd'hui, celui qui veut développer une application pour mobile l'écrit pour iPhone et la soumet à l'i-Store en espérant qu'Apple voudra bien la distribuer moyennant finance. Alors évidemment, pas de contenu potentiellement dérangeant. C'est totalement aseptisé. Et c'est dérangeant car le monde numérique qu'on est en train de construire est foncièrement basé sur la censure et le politiquement correct. Et accepter ce mode-là, c'est renforcer les positions dominantes. L'alternative, c'est d'écrire des applications web qui vont tourner dans tous les téléphones. Et c'est là qu'est le vrai défi actuel pour Mozilla. Le Firefox pour téléphone (Fennec) que nous allons sortir utilisera le même moteur que celui du navigateur 3.6.

Le marketing «produit cool», justement, comme a pu l’avoir Apple, fait partie de votre positionnement ?

_ Oui. Mais Apple a une approche où les gens sont des consommateurs de produits cool. Nous, ils sont acteurs. Notre message est: «Soyez acteur de votre futur numérique, décidez, faites des choix, imposez-les ou du moins ne vous laissez pas guider par le consumérisme parce que les objets sont brillants et le design cool.»

Ce discours tient-il la route alors que la Fondation Mozilla est financée à près de 85 % par Google ?

_ Je comprends que cette relation puisse inquiéter. Mais on est farouchement indépendant. Et on s’assure que cela va continuer. Une partie de notre chiffre d’affaires est mis dans un fonds de réserve qui nous permettrait de vivre sans financement extérieur pendant deux ou trois ans. Donc, toute éventuelle tentative d’influence de la part d’un de nos partenaires se solderait par un «tant pis au revoir». Parce qu’on peut se le permettre.

De son côté, Google a lancé son propre navigateur, Chrome. Un peu de sang neuf dans la concurrence ?

_ Avant, on avait en face Microsoft complètement assoupi au volant. Aujourd’hui, il y a Safari pour Windows, Microsoft s’est réveillé et maintenant Google. A côté de nous, ce sont des monstres en termes de capitalisation boursière, de réserve en cash, d’employés, etc. C’est une concurrence asymétrique, et ce n’est pas reposant ! Même si on l’a voulu. Maintenant, notre objectif n’est pas de dominer le marché. On est au service d’une mission : faire qu’Internet, qu’on considère comme un bien commun, s’épanouisse et soit au service des gens.

Comment voyez-vous cet épanouissement d’Internet ?

_ J'ai arrêté les prévisions depuis que j'ai pensé que Wikipédia ne marcherait pas. On ne sait pas ce qui va marcher, mais il faut se mettre dans une position où on peut inventer et essayer. C'est pour ça que j'ai tant d'espoir pour Internet. Le futur ne va pas être inventé dans des labos par des types en blouse blanche. Au contraire, on va permettre à chacun de répondre à son propre besoin en bidouillant son outil . Et les meilleures bidouilles vont devenir des produits diffusés dans le monde. A ce titre, la neutralité du Net, la liberté et l'accès au code source, l'utilisation de standards, permettent cette innovation. Donc, l'avenir sera ce qu'on en fera, mais donnons-nous les outils qui nous permettent d'aller là.

A propos des enjeux du Net, Mozilla est absent des débats, alors qu’à titre personnel, vous êtes assez engagé…

_ Pendant longtemps, mes collègues américains ont refusé de prendre part au débat politique, mais c’est en train d’évoluer. A titre personnel, je suis très inquiet de voir cette tentative de prise de contrôle par les instances dirigeantes. Je comprends leur approche. Ce ne sont pas des natifs du numérique, ils ont peur, et ils ont raison ! Le Net est un outil d’une puissance inouïe. Ce sont les gens qui ont pris le contrôle, ce qui est formidable en tant qu’outil démocratique. Je pense qu’Internet est une étape dans le développement du genre humain.

Paru dans Libération du 6 novembre 2009

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