Tunis: le réveil des salles obscures

La Tunisie après Ben Alidossier
Débat. Les professionnels tunisiens ont vivement discuté sur l’avenir de leur cinéma.
par Natalie Levisalles, Envoyée spéciale à Tunis
publié le 1er février 2011 à 0h00
(mis à jour le 1er février 2011 à 12h49)

La maison de la culture Ibn-Khaldoun se trouve à deux minutes de l'avenue Bourguiba, à Tunis, avec ses tanks, ses barbelés, ses tags («Le peuple a libéré la police»), et la révolution qui passe toute la journée, avec ses orateurs improvisés et les manifestations de lycéens, footballeurs, ouvriers, femmes des quartiers pauvres réclamant un logement… C'est au deuxième étage que s'est réuni, la semaine dernière, pour la première fois tout ce que la Tunisie compte de cinéastes, monteurs et techniciens, afin de faire repartir l'Association des cinéastes tunisiens (ACT) qui avait été confisquée par Ali Laâbidi, «un vendu au Palais», dit le réalisateur Nouri Bouzid.

Casquette de cuir. Il se passe ici la même chose que dans toute la société tunisienne : les citoyens investissent les structures associatives, culturelles et professionnelles avec l'énergie du néophyte. A l'ordre du jour, la constitution du nouveau bureau de l'ACT. Dans la grande salle, 200 hommes et femmes, certains ne se sont pas vus depuis des années, ils se tombent dans les bras. D'abord, une minute de silence aux morts de la révolution, puis les interventions commencent. Un mélange d'enthousiasme, d'invectives, d'envolées lyriques et loghorréiques. Cela évoque les images de la Sorbonne en 1968, y compris la densité de nicotine qui flotte au-dessus des têtes, mais avec beaucoup moins de violence et aucune trace d'idéologie. A peine, de temps en temps, une vague allusion aux Lumières et à la Révolution française.

Alors qu'un homme de 45 ans, casquette de cuir sur la tête, est en train d'expliquer ses propositions, un sexagénaire se met à hurler. «Soyez des hommes libres ! - On a un ordre du jour. - On s'en fout. - C'est pas avec des gens comme toi qu'on va faire la démocratie. - Pas avec des lâches, en tout cas. - Moi, lâche ?» Les deux protagonistes font mine de vouloir se battre, les autres les retiennent, la scène est parfaitement jouée. On reprend.

«Pour ma génération, l'ACT est un ovni, on ne sait pas ce qu'est», précise Welid, un jeune cinéaste. Un homme qui pourrait être son père tente d'expliquer. On n'entend rien, sa voix est couverte par le bruit des hélicoptères militaires qui passent au-dessus. Casquette de cuir n'a pas digéré d'être traité de lâche, il revient. «Les gens me connaissent, on apporte des solutions, pas seulement des revendications.» Mauvaise idée, un autre sexagénaire s'énerve sur Laâbidi, longuement. «Dégage !» crie une voix. Difficile de dire si ça s'adresse à l'orateur ou à Laâbidi.

«Chasse aux sorcières».«C'est une thérapie de groupe, comme partout, et c'est nécessaire», soupire Ibrahim Letaief, réalisateur de Cinecittà. «Il faut mettre l'aristocratie du crime cinématographique hors circuit, mais nous ne sommes ni Robespierre ni Saint-Just, il ne faut pas de chasse aux sorcières», dit un homme calme.

Deux jeunes prennent la parole pour dire que les vieux occupent trop de place. Salma Baccar, 66 ans, auteur de Fatma 75, un docu-fiction de 1978 sur la condition féminine, censuré jusqu'en 2005, intervient : «Encore une vieille qui parle. Arrêtez avec ce conflit des générations. Nous, les animaux préhistoriques, on va disparaître, ne vous inquiétez pas.»

Le ton est plus maternel qu'agressif, mais la vérité tragique, c'est que, dans le cinéma comme dans des pans entiers de la culture, les plus vieux ont été empêchés de travailler pendant des années. La liberté arrive et, comme dans la Belle au bois dormant, la vie reprend où elle s'était arrêtée il y a vingt-quatre ans ; cinquante, si on inclut l'ère Bourguiba… Sauf qu'on n'est pas dans un conte de fées : tout le monde a vieilli, mais les jeunes arrivent, et ils n'ont pas l'intention d'attendre cinquante ans pour prendre leur place.

Un jeune intervient : «On dirait une réunion des Alcooliques anonymes pour cinéastes dépressifs. On a compris, on arrête de raconter nos vies, Ali Laâbidi, on en n'a rien à foutre. Pour la première fois, nous pouvons être unis et fiers de notre pays. Il ne s'agit pas de jeter les vieux ou les jeunes. On va travailler ensemble.» L'assemblée demande la destitution définitive d'Ali Laâbidi et programme l'élection du bureau pour la semaine suivante.

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