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Libération

Ultramoderne solitude

par Marie-Joëlle Gros
publié le 17 mai 2011 à 11h16

«J'en ai marre que mes enfants se foutent de moi en me demandant systématiquement si j'ai pensé à rembobiner le DVD» , avoue Didier, instituteur. «Salut, mon mec m'a dit que tu m'avais envoyé un mail il y a quelque temps, mais je ne l'ai pas reçu car j'ai changé d'adresse, et je suis trop nulle pour te l'envoyer par SMS» , confesse Stéphanie, avocate. «Le problème c'est quand je garde mon petit neveu. Il veut regarder Dumbo sur l'ordinateur, et ça, ça me dépasse. Je suis obligée d'appeler ma sœur au secours quand le gosse se met à hurler. Quand je pense que j'ai même pas 40 ans» , se lamente Claire, esthéticienne. «Un collègue voulait absolument me montrer son film préféré. Pour ça, il fallait d'abord télécharger un logiciel. J'ai jamais réussi. J'ai dû apporter mon ordi au boulot. Il a fait ça en trois minutes. J'avais la honte. Je comprends toujours pas comment il a fait» , s'esclaffe Joanne, éditrice.

Eh oui… Si la France peut s'enorgueillir de la présence de 3,3 appareils technologiques (télé, ordi, téléphone mobile…) par foyer et de recenser 53% de multi-équipés (au moins deux appareils technologiques par foyer), y en a qui ont du mal à suivre. Combien ? Impossible de les compter en ces temps d' «émerveillement technologique» , pour reprendre les termes de l'Institut GFK, la société d'études de marché qui claironne un fabuleux bilan de ventes de mobiles, tablettes, appareils photo numériques et autres joujoux modernes, en 2010.

Et pourtant, on en connaît tous, des largués du high-tech. Ils ont d’ailleurs droit au surnom de «low-tech», inverse absolu du geek. Qu’on ne se méprenne pas. Ce ne sont pas des opposants au progrès (ils seraient même plutôt partants), eux aussi s’équipent (parfois même d’un iPhone 4), leur problème, c’est de faire fonctionner les engins. Du moins tel que prévu par le mode d’emploi. Une question d’âge ? Faux. Le low-tech est transgénérationnel. Des ramollis du neurone ? Rien à voir. Le diplômé n’est pas forcément mieux connecté. Et certains peuvent être crasses en mobile mais fulgurants en TNT. Alors quoi ? Peut-être simplement que ça va trop vite pour certains. Les tablettes, par exemple, ont à peine débarqué, qu’on annonce déjà la deuxième génération. A ce rythme, les low-tech n’en peuvent plus de s’accrocher. Certains finissent par débrancher. Voire se regrouper quand de plus en plus souvent, dans les soirées, l’apéro démarre par un rituel tour de table sur cette question cruciale : «Et au fait, tu tweetes toi ?» Témoignages recueillis à l’aide d’un bon vieux kit papier-crayon.

«Je sens bien que je suis un peu dépassée»

Sophie, 26 ans, attachée de production de concerts

«J’en ai marre du consumérisme autour de la communication. Dépenser tous les mois 100 euros de forfait pour un iPhone, c’est délirant. Personnellement, mon portable m’a coûté 15 euros et me sert uniquement à téléphoner, c’est tout ce que je lui demande. J’ai un appareil photo numérique pour faire des photos, et aucune envie qu’un seul appareil fasse tout dans ma vie : comment je fais si jamais je le perds ? Globalement, je ne suis pas très techno : le GPS m’emmerde, je préfère une bonne vieille carte Michelin et j’aime autant écouter des CD sur une chaîne hi-fi que de brancher Deezer sur l’ordi. D’ailleurs, je viens de m’acheter mon premier ordinateur à moi. J’ai pris un modèle solide, robuste : l’important, c’est de pouvoir bosser et regarder des films dessus, c’est tout. Je sens bien que je suis un peu dépassée, mais ça ne me préoccupe pas. J’ai d’autres façons de communiquer. Et je me trouve beaucoup moins risible que ceux qui passent leur temps à s’équiper et se rééquiper en ne pensant qu’à ça».

«Je rate de plus en plus de trucs»

Laure, 39 ans, journaliste à la télévision

«Quand je change de portable, c’est parce qu’on me l’a volé ou que je l’ai cassé, jamais pour acheter le dernier né. Je déteste changer d’appareil, je ne comprends rien aux modes d’emploi.

Je reçois des tas de mails inutiles, je n’ai pas de compte Facebook, je n’ai jamais tweeté de ma vie, mais je sais skyper depuis ce week-end. Si je passe pour une débile, je m’en fous. Mais ça commence à me gêner pour le boulot : je suis déjà passée à côté d’événements ou de mobilisations qui ne s’organisaient qu’à travers ces nouveaux outils. Et quand des collègues reçoivent des dépêches urgentes sur leurs téléphones pendant qu’on déjeune, ça me stresse : je remonte dare-dare devant mon ordi vérifier ce qu’il s’est passé pendant mon absence. Bref, je me sens de plus en plus au pied du mur. Je ne suis pas contre la modernité, mais j’ai du mal à voir l’intérêt dans la surenchère de technologie. Pour moi, un téléphone, ça doit être solide. Quand je vais aux toilettes par exemple, je dois pouvoir l’emporter avec moi et le poser par terre. Je déteste les écrans tactiles, c’est salissant avec le maquillage ou les doigts des enfants.

Hier, je ne travaillais pas, j’ai entrepris d’aller voir les nouveaux téléphones portables parce que le mien s’éteint tout seul depuis quelque temps, c’est très pénible. Mais finalement, j’ai dévié de ma route et acheté une paire de sandales d’été : j’en avais grand besoin».

«Je reboote, je reboote mais…»

Marie, 50 ans, dentiste

«J’ai un portable, un ordi, je suis en wi-fi… Je maîtrise à peu près. Hormis quelques soucis sur mon téléphone à écran tactile, qui pendant longtemps a mélangé les SMS et les mails pour des raisons incompréhensibles. Il fallait que je trie mes textos à la pince à épiler. Au bout de trois ans, ça y est, j’ai enfin résolu le problème. J’ai réussi à virer les mails. Maintenant, il me reste à régler un autre souci : mon téléphone refuse obstinément de m’alerter quand je reçois un texto. Je ne comprends pas. Je sais faire des tas de choses avec mes mains et je me débrouille en informatique, mais là, c’est un casse-tête. Cela dit, mon vrai souci en matière de technologie, c’est la télé. Déjà, il y a le problème de toutes les zappettes. Et en plus, on dirait qu’elle a un fonctionnement intermittent. Il faut souvent rebooter Free. Alors, je reboote, je reboote mais… Il m’est arrivé de me battre en vain pendant une heure. Et puis il y a le lundi, le jour de la femme de ménage, qui est quasi devenu un jour sans télé. Il suffit qu’elle touche un fil pour que ça ne fonctionne plus. Si mon mec n’est pas là, je renonce.»

«Je me contente de répondre quand ça sonne»

Fred, 44 ans, technicien dans le nautisme

«J’ai un usage ultraminimaliste de la technologie. Je n’ai plus de télé depuis 1986. J’y ai renoncé pour ne pas tomber dans le piège fatigue-canapé-télé pendant des heures, et je m’en félicite. Quand je vais prendre l’apéro chez des gens et que la télé est allumée, ça me gâche la soirée. Pour le reste, les communications virtuelles ne m’attirent pas du tout. J’ai un ordi pour consulter des sites et envoyer des mails, pas plus. J’ai jamais rien téléchargé. Facebook, Twitter, je regarde ça de très loin. Par contre, je trouve géniales les nouvelles formes de mobilisation via Facebook : ça recrée de l’imprévu, de la surprise. Pour le collectif, c’est pas mal. Mais à mon échelle personnelle, je n’en vois pas l’intérêt : publier mes photos de famille ou mes petites occupations, ça, jamais. On me dit parfois «Waou, mais tu dois te sentir un peu isolé ?» Non. Je pense même que des gens très connectés peuvent se sentir très seuls, bien plus que moi. J’ai cédé au téléphone portable parce qu’il faut être joignable dans la vie d’aujourd’hui. Donc je le suis. Mais je me contente de téléphoner et de répondre quand ça sonne.»

Paru dans Libération du 16 mai 2011

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