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Libération

«Un fichier de police sur deux fonctionne illégalement»

par Sonya Faure
publié le 18 avril 2012 à 11h53

Pas un mois sans l'apparition d'un nouveau fichier. Dernier exemple : le fichier Ares (Automatisation du registre des entrées et sorties des recours en matière de contravention), publié au Journal officiel le 16 mars, qui recense les données des personnes contestant leur contravention . Il y a des fichiers pour tout. Les mauvais conducteurs, les délinquants sexuels, les Roms, les prisonniers, etc. Et pourquoi se compliquer la vie quand on peut ficher l'ensemble des Français ?

Le gouvernement a tenté d'instaurer une carte d'identité biométrique équipée d'une puce contenant de nombreuses données personnelles (dont deux empreintes digitales) et la constitution d'un gigantesque fichier. La loi a été votée début mars… mais largement censurée par le Conseil constitutionnel qui a jugé cette carte d'identité attentatoire à la vie privée et totalement disproportionnée. Comment reprendre la main sur la multitude de fichiers de l'Etat comme sur les traces laissées, volontairement ou non, sur Internet ?

L'avocat William Bourdon est l'un des responsables du pôle «Libertés publiques, droits de l'homme» de l'équipe de campagne de François Hollande. Président de l'association Sherpa, il est l'avocat de Transparency International mais également du policier Philippe Pichon, accusé d'avoir divulgué les fichiers policiers Stic (Système de traitement des infractions constatées) de Jamel Debbouze et Johnny Hallyday sur le site d'information Bakchich. Il détaille pour Libération la proposition de François Hollande : créer un «habeas corpus numérique».

Un habeas corpus numérique, qu’est-ce que c’est ?

C’est un nouvel outil qui concilie la légitime recherche de l’efficacité policière, que permettent à l’évidence les fichiers et la protection de la vie privée des citoyens menacée par leur prolifération incontrôlée. L’habeas corpus numérique est une déclinaison du XXIe siècle de l’Habeas Corpus Act anglais : un bouclier face au risque de tous les arbitraires. C’est aussi un triptyque : un meilleur contrôle par les citoyens des fichiers de police et de sûreté qui les concernent ; une protection de leur identité numérique ; l’affirmation du droit à disposer de son corps, et donc de ses données biométriques.

Que faire pour améliorer le contrôle des fichiers de police ?

Il sera réaffirmé la souveraineté du Parlement s'agissant de la création et de la destruction ainsi que de la définition de la finalité des fichiers de police ou de sûreté qui ne pourront résulter que de la loi. En outre, chaque citoyen, dorénavant une loi le dira, pourra contrôler directement, par le truchement de la Cnil [Commission nationale de l'informatique et des libertés, ndlr] , le contenu de sa fiche personnelle dans les fichiers de police et de gendarmerie. Dans le cas où cette fiche révèle des anomalies, telle que la mention d'une condamnation prescrite ou amnistiée, le juge, y compris en référé [procédure d'urgence] , pourra être saisi en cas de refus par l'administration de procéder aux corrections que la loi imposera.

Et pour la protection des données personnelles numériques ?

Une nouvelle loi consacrera le découplage entre l'identité civile et numérique, ceci pour éviter les activités opportunistes des nouveaux marchands du temple sur la Toile, mais aussi sans doute des officines. Ce découplage s'appelle l'hétéronymat ( lire l'article ). Ces identités numériques devront être générées par un organisme créé à cet effet et soumis au respect d'un strict secret professionnel. Cela pourrait être la Cnil. En tout état de cause, l'identité civile d'un citoyen à partir de son identité numérique ne pourra être dévoilée que dans le cadre d'infractions pénales limitativement énumérées par la loi.

Quant aux données biométriques ?

La troisième branche du triptyque, c’est l’affirmation du droit de pouvoir disposer de son corps (c’est-à-dire de pouvoir refuser de se soumettre à un prélèvement ADN) afin qu’il ne soit pas utilisé comme une donnée à des fins de contrôle. Le Conseil constitutionnel l’a bien compris, puisqu’à la demande de 60 sénateurs et 60 députés du Parti socialiste, il vient de censurer, le 22 mars, la création d’une base de données géante prévue par l’article 5 de la loi relative à la protection de l’identité, prévoyant un fichier unique rassemblant les biométries (taille, couleur des yeux, deux empreintes digitales ainsi qu’une photographie de tout détenteur de la carte nationale d’identité) pour une raison très simple : le respect de la vie privée.

Le Conseil constitutionnel appelle aussi le gouvernement à garder la tête froide s’agissant de la lutte contre le terrorisme, voilà un rappel qui n’est pas inutile. Il appartiendra au Parlement de déterminer dans quels cas, nécessairement limités (les infractions les plus graves), le droit de disposer de son corps peut être transformé en données biométriques fichées.

Les autorités de contrôle comme la Cnil sont donc dépassées ?

La Cnil a montré depuis des années la faiblesse de ses moyens et de ses ressources : elle n’a pas pu empêcher le développement des fichiers clandestins et ses avis sont méprisés, comme on vient de le voir. Cela étant, l’architecture de la Cnil doit être conservée, il faudra lui donner beaucoup plus de moyens. Il faudra conforter son indépendance. Par exemple, assurer une représentation à parité de la majorité et de l’opposition, faire appel à des compétences extérieures : informaticiens, chercheurs.

Dans ses rapports de 2009 et 2010, la Cnil a, elle-même, alarmé les pouvoirs publics : le Stic, le principal fichier policier, contient des fiches qui concernent 33, 8 millions de Français, dont 83 % contiennent des informations inexactes ou non actualisées, voire des informations qui touchent à l’intimité de la vie privée, etc. Or, ils sont de plus en plus utilisés dans le cadre des enquêtes effectuées lorsqu’un citoyen postule à un emploi public, mais aussi dans les procédures judiciaires.

Les chiffres donnent le tournis : le nombre de fichiers de police a augmenté de 70% ces trois dernières années et, suivant le dernier rapport d’information parlementaire, un sur deux fonctionne illégalement, c’est-à-dire sans aucun contrôle. Chaque citoyen laisse derrière lui ce que les chercheurs appellent «l’ombre numérique», qui s’élargit chaque jour. Les techniques policières et les progrès technologiques ont rendu inadaptés les moyens de la Cnil : les nouvelles technologies, associées à l’obsession sécuritaire du sarkozysme, sont devenues très inquiétantes pour la protection de la vie privée. L’habeas corpus numérique doit en être l’antidote. Il peut préfigurer demain ce qui devra être un cadre juridique européen.

Paru dans Libération du 17 avril 2012

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