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Un milliard d'enfants à connecter

Depuis trois ans, l'association à but non lucratif OLPC planche sur le XO beta-3, un ordinateur à 100 dollars destiné à chaque élève du tiers-monde. Un rêve qui aiguise maintenant l'appétit de plusieurs grands noms de l'informatique.
par Philippe Grangereau
publié le 2 juillet 2007 à 8h38

Cambridge (Massachusetts)

envoyé spécial

e cheveu bourru, un pull informe sur les épaules, Walter Bender tapote sur un petit ordinateur en plastique vert et blanc. Le XO beta-3 est le dernier prototype d'une machine longuement pensée, capable selon lui de réduire la «fracture digitale» qui sépare les pays riches des pays pauvres. Il s'approche de la fenêtre de l'immeuble moderne qui domine le Massachusetts Institute of Technology (MIT) situé en contrebas : «Vous voyez, lorsqu'on éteint l'écran pour économiser la batterie, on peut malgré tout lire en noir et blanc en lumière ambiante, et la qualité demeure excellente. C'est l'une de nos innovations.» L'ingénieur a quitté son poste de président du prestigieux Media Lab du MIT l'an dernier, pour se consacrer au projet «One laptop per child» (un ordinateur portable par enfant, OLPC), dont il est le directeur exécutif.

«Une réalisation technique impressionnante»

Avec ses seize employés et ses milliers de personnes à travers le monde impliquées dans le projet, l'association à but non lucratif travaille depuis près de trois ans à la conception de «l'ordinateur à 100 dollars» pour les écoliers des pays en développement. Cet «ordinateur des enfants» a été présenté pour la première fois en novembre 2005, au Sommet mondial de la société de l'information, par le président et fondateur de OLPC, Nicholas Negroponte. «L'ordinateur à 100 dollars peut faire presque la même chose que des ordinateurs plus chers et plus grands. Il contient en lui la promesse de grandes avancées dans le développement social et économique. C'est une réalisation technique impressionnante», s'était, à l'époque, émerveillé le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, devant les délégués du Sommet. Joignant le geste à la parole, Annan se saisissait de la manivelle de l'alternateur alimentant la batterie - qui lui restait dans les mains.

«On s'est beaucoup amélioré depuis», souligne Walter Bender en traversant une grande salle - où une dizaine de geeks s'acharnent à perfectionner les petites machines blanches et vertes -, pour démontrer la solidité des nouvelles manivelles, désormais désolidarisées de l'ordinateur. La faible consommation du processeur, qui s'éteint chaque fois qu'il est inutilisé - jusqu'à plusieurs fois par seconde -, donnerait à sa batterie jusqu'à vingt-quatre heures d'autonomie. Avec son logiciel gratuit Linux, son clavier imperméable à l'eau et à la poussière, sa mémoire sans disque dur, sa tolérance aux chocs et à la chaleur, ses applications éducatives conçues par l'Unicef, l'appareil est techniquement presque prêt à être produit à des millions d'exemplaires. Plusieurs projets pilote sont en route dans des dizaines d'écoles : en Thaïlande, en Uruguay, en Argentine, au Nigeria, au Brésil, «et bientôt au Pérou, en Libye, au Rwanda et au Cachemire pakistanais».

«Intel devrait avoir honte !»

Le XO, beau rêve humanitaire, a néanmoins un problème : «Nous n'avons toujours pas de commandes fermes», admet Walter Bender. Le coupable en serait ­Intel Corp., la plus grande entreprise de semi-conducteurs au monde, qui vient de mettre sur le marché un produit similaire, le Classmate («camarade de classe»). En mai dernier, sur la chaîne américaine CBS, Negroponte a accusé le Goliath de l'informatique d'avoir copié son idée après l'avoir dénigrée, et aujourd'hui de vendre à perte son Classmate afin de broyer ­OLPC, qui travaille depuis près de trois ans sur ce projet à but non lucratif. «Intel devrait avoir honte !» s'est insurgé Negroponte.

Selon lui, l'hostilité manifestée par Intel proviendrait, entre autres, du fait que le XO utilise un processeur fabriqué par son principal concurrent, AMD. «Voilà trois mois, je suis allé voir Intel, pour leur proposer une nouvelle fois de collaborer aux nouvelles versions de développement de notre projet. Ils m'ont dit : Nous ne croyons pas dans votre approche, et nous allons vous écraser sur le marché! » raconte Walter Bender. «Accusations folles», a répliqué Craig Barrett, le président d'Intel. «Nous n'essayons pas de mettre OLPC en banqueroute. [.] Il y a plein de domaines dans lesquels nous pourrions collaborer.»

Il y a maintenant deux ans que Nicholas Negroponte parcourt le monde pour vendre son XO. Il a courtisé des chefs d'Etat, de la Libye au Pakistan, en faisant valoir le soutien des Nations Unies à ce projet. Fin 2006, il affirmait même que des millions d'unités avaient été «en principe» commandées, notamment par le Brésil, où le président Lula da Silva s'est fait prendre en photo avec un prototype. Selon le site OLPCnews.com, le colonel Kadhafi s'était engagé à acheter 1,2 million de machines pour 250 millions de dollars (soit 208 dollars par ordinateur). Au Nigeria, où OLPC avait promis au président Olusegun Obasanjo de produire un XO aux couleurs du drapeau national (vert et blanc), Negroponte escomptait une commande, annoncée en 2006, d'un million d'unités. Il prédisait pour juin 2007 les premières livraisons de sept millions de XO aux pays ciblés. Son objectif : atteindre 100 millions d'unités en 2008. Dans le magazine spécialisé Computer­world, le professeur du MIT calculait en effet que les économies d'échelle permettraient de faire baisser le prix du XO, actuellement estimé à 175 dollars, au tarif de 100 dollars initialement promis, voire à 50 dollars l'unité en 2010. Mais pour lancer la production, OLPC avait besoin de s'assurer un seuil minimal d'au moins trois millions de commandes.

Des promesses de commandes revues à la baisse

Las, depuis un an, les pionniers du MIT ont vu le sol se dérober sous leurs pieds. L'Inde a refusé l'offre d'OLPC, et son gouvernement a annoncé son intention de produire elle-même un ordinateur. à 50 dollars. Nombre d'autres pays, comme la Libye, ont revu leurs promesses de commandes à la baisse en 2007. Certains les ont tout simplement annulées. C'est le cas en Thaïlande, où un coup d'état militaire a chassé Thaksin Shinawatra, le Premier ministre passionné par les nouvelles technologies. Le nouveau ministre thaïlandais de l'Education a qualifié le XO de «jouet», reprenant à son compte la boutade de Craig Barrett, le président d'Intel : «Les gens veulent des vrais ordinateurs, pas des gadgets», avait-t-il proclamé en décembre 2005.

Quant au Nigeria, son nouveau président, élu en avril dernier, s'est montré dubitatif après avoir pris connaissance d'une lettre envoyée par Intel. «Bien que l'organisme OLPC déploie beaucoup d'efforts pour tenter de résoudre le besoin en informatique des écoles nigérianes, son approche a six défauts majeurs», écrit Intel dans un texte qu'a rendu public OLPC afin d'étayer ses accusations de dumping et de concurrence déloyale à l'encontre de l'entreprise californienne. «Le hardware est très incomplet», «le contenu digital multimédia fait défaut» et «ne permet pas de développer la connectivité», écrit Intel, dont un responsable a reconnu l'authenticité du document en répliquant que «les affaires sont les affaires». Le Pakistan, selon une porte-parole d'Intel, vient de commander 700 000 Classmate pour 2009. Le fabricant de processeurs escompte aussi en vendre 100 000 unités au Brésil, au Mexique et au Nigeria avant la fin de l'année. Egalement fabriqué à Taïwan, le Classmate affiche actuellement un coût de production de 285 dollars, et pourrait chuter à 200 dollars fin 2007.

Craig Barrett, nommé en 2006 président de l'Alliance mondiale pour les technologies de l'information et des communications de l'ONU, est plus que jamais en position de force pour promouvoir le Classmate. Face à son concurrent, le XO n'a pas, il est vrai, l'apparence de solidité que ses inventeurs lui prêtent. Bender reconnaît volontiers que des améliorations s'imposent, mais reste convaincu de la supériorité de son produit. «L'ordinateur d'Intel ne peut pas être chargé avec des batteries ou des panneaux solaires. La consommation en électricité de 65 watts est comparable à celle d'un ordinateur portable normal, alors que le XO consomme entre 2 et 5 watts. Le Classmate utilise des batteries lithium ion qui coûtent plus cher, et l'écran de piètre qualité n'est pas adapté à la lecture», énumère-t-il. «Si les gouvernements achètent des ordinateurs de mauvaise qualité, cela peut tuer le concept de l'ordinateur bon marché pour les enfants pauvres.»

Il y a fort longtemps que la télévision, réservée aux pays riches jusqu'au seuil des années 80, est entrée dans les foyers les plus déshérités du tiers-monde. L'ordinateur est sur le point de suivre le même chemin, avec pour clients potentiels un milliard d'enfants. «Le marché du tiers-monde est devenu attractif car, d'une part, le prix de fabrication des ordinateurs n'a pas cessé de baisser, d'autre part, presque tous les marchés classiques sont parvenus à leur point de saturation», confirme James Gattuso, un expert du Heritage Institute, un centre de réflexion basé à Washington.

Concurrence «un peu prématurée»

Organisme à but non lucratif, OLPC est d'ailleurs financé à hauteur de 30 millions de dollars par des grandes entreprises aux intérêts bien compris qui lorgnent aussi sur cette clientèle, notamment Google, News Corp., Red Hat, eBay, 3M et Quanta Computer - la compagnie taïwanaise chargée de construire les XO si la demande est un jour suffisante. Le marché de l'informatique dans les pays pauvres mobilise également Microsoft, qui se prépare à proposer aux gouvernements du tiers-monde des ventes en gros de logiciels Windows à 3 dollars l'unité. Il y a aussi le groupe indien Novatium, qui vient de mettre sur le marché un PC à 80 dollars.

OLPC prétend avoir contribué à la baisse générale des prix des ordinateurs en lançant son projet révolutionnaire en 2005. «Fort possible», juge Gattuso. Mais la concurrence laisse aujourd'hui les inventeurs du XO amers. Tout en assurant être «ouvert à la saine concurrence», Walter Bender trouve celle-ci «un peu prématurée. Le choix paralyse les décideurs, et c'est ça le vrai problème. La diffusion de l'incertitude, qui est une stratégie de marketing, ne rend service ni au projet, ni au monde, en tout cas pas au monde des enfants». Pour Gattuso, en revanche, «il y a quelques années, il ne serait jamais venu à l'idée d'une entreprise de haute technologie de s'intéresser aux pays en voie de développement. Aujourd'hui, Intel et OLPC travaillent au même objectif : leur fournir des produits de haute technologie. Certes, ils se battent entre eux pour y arriver, mais c'est finalement très bien. Le meilleur l'emportera, et le tiers-monde en sortira gagnant».

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