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Libération

Une Eurovision d’apocalypse

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 14 mai 2011 à 16h44

Azerbaïdjanais, Azerbaïdjanaises ; Saint-Marinais, Saint-Marinaises ; Turcs, Turques ; bref, vous tous, les 125 millions de téléspectateurs de l'Eurovision que France 3 retransmet ce samedi à partir de 21 heures, nous vous implorons. Ne permettez pas à la France de remporter l'Eurovision. Allez, steuplait, soyez cool : pas de twelve , ni de ten , ni même de eight points . Là, on vous entend déjà goguenards, anciens Yougoslaves de la République de Macédoine, anciennes Yougoslaves de la République de Macédoine : d'où que la France gagnerait vu qu'elle se fait ramasser depuis trente-quatre ans et la victoire de Marie Myriam en 1977 ? Ouais, ben déjà, quand on habite un pays qui porte un nom de plat dégueulasse, on la met en veilleuse. Ensuite, les vrais experts de l'Eurovision vous le diront : le dernier sacre français remonte à 1991 et la victoire d'Amina (n'était un obscur règlement qui a, scandaleusement et sous prétexte d'un plus grand nombre de 10, refourgué le trophée à la Suède). Enfin, ne rigolez pas : tous les sites de paris en ligne, jamais pris en faute, misent sur une victoire de la France. Et ça, ça ne va pas être possible.

Parce que c’est un peu gros

Amaury Vassili. Non mais franchement. Ce jeune veau possède une voix grave, ce qui suffit, pour les exégètes de Claude François, à le qualifier de ténor. Deux albums au jabot, interprétés avec cet air pénétré, entre béatitude extatique et coloscopie mal négociée, qu'arborent les chanteurs lyrico-pop façon Il Divo (un truc genre les Prêtres mais en italien et en pas prêtre - et si vous ne connaissez pas les Prêtres, pff, on n'est pas là pour discuter avec des incultes). Ce sera donc lui, Amaury Vassili, qui représentera à l'Eurovision la nation bercée par Christophe Maé et la Bande à Basile. S'il ne dépare pas dans la cohorte de brèles qui, de Jean Gabilou à Jessy Matador en passant par Virginie Pouchain, ont marqué l'après-Marie Myriam, le souci, avec lui, c'est qu'il est au bord de gagner. Pourquoi ? Aucune idée. Ou alors une : l'habituelle solidarité entre anciens satellites de l'URSS qui votent entre eux à l'Eurovision pourrait être détournée vers un chanteur dont le nom est à consonance russe. On ne veut envisager telle hypothèse. Sinon, ainsi qu'il en a le droit depuis qu'un funeste rond-de-cuir bruxellois a décidé qu'il n'était plus obligatoire de chanter dans la langue de son pays, Amaury chante en espéranto. «Sôôôgnûûû» , qui signif… «Allô ? -… - Oh, Yvan, notre petit figatellu ! - … - T'es sûr ? C'est du corse ? - … - Allez, tchitchi.» Pardon pour cette interruption, mais c'est du corse que mugit Amaury :

Parce que les cheveux

Donc, frères et sœurs moldaves, on est d'accord : on ne dépense pas son PIB en SMS pour voter Amaury. Auriez-vous assez de cœur pour priver de victoire des candidats qui, tant au niveau des chansons que des toilettes et des chorégraphies, respectent l'esprit Te Deum et Ding-a-dong de l'Eurovision ? Certes, si l'Irlande gagne et doit encore organiser le concours, c'est le retour assuré de la famine de la patate. Mais les jumeaux chimiques de Jedward - pour John et Edward - ont tout pour plaire : des tifs tout dressés sur la tête, pire que dans la pub Vivelle, celle où les types griffent les murs de béton avec leurs cheveux, et une coldwave au gaz de schiste en guise de chanson :

Et que dire, dans la série cheveux en l'air, du groupe de blondinets danois qui chante «Allez les garçons allez les filles Dans ce monde de fou fou» (la traduction est assurée par le site officiel de l'Eurovision ) ? Ou, cette fois dans la thématique jumeaux, les frangines slovaques de Twiins qui, si elles ne sont pas sacrées cette année et vu les larges aérations pratiquées dans leur pantalon, ne tarderont pas à explorer une autre voie que la chanson :

Parce que le Portugal

Alors Amaury, on fait toujours autant le malin ? Oui, y a de la concurrence. Et encore, les candidats avec lesquels Libération avait noué un fructueux (pensait-on) partenariat ont été éliminés mardi soir en demi-finale. Qu'ils étaient beaux, pourtant, nos Portugais de Homens da luta («des hommes en lutte»). Regardez plutôt : un militaire, un ouvrier, une paysanne, oui un genre de Village People mais équipés de mégaphone et de pancartes revendicatrices. «La lutte est la joie» , est-il fièrement écrit dessus, et c'est aussi le titre de la chanson en hommage à la révolution des Œillets et son refrain, désormais hurlé à pleins poumons chaque matin en ouverture du comité de rédaction de Libération : «Ramène le pain, ramène le fromage, ramène le vin / Viens célébrer cette situation / Et allons chanter contre la réaction.» .

Homens da luta, tout simplement - DR

Heureusement, tous les répulsifs à Amaury n'ont pas été éliminés. On compte beaucoup sur le candidat russe, Alexej Vorobjov, qui s'est adjoint les services du producteur de Lady Gaga pour sa chanson hautement suggestive, Get You ( «I'm running I'm gunning for you» que nous traduirons librement par «Je vais te bombarder les fesses»). Oui, plutôt Lady Gogo qu'Amaury. Même le duo grec Loucas Yiorkas et Stereo Mike, qui ose l'alliance sirtaki-rap, laissant rêver à une déclinaison française où Patrick Fiori partagerait une chanson avec JoeyStarr.

Parce que Sarkozy

Et même la candidate biélorusse chantant I Love Belarus (amis des ex-pays de l'Est, si vous voulez intégrer la zone euro, merci de cesser de mixer disco et balalaïka) vaut mieux qu'Amaury Vassili. Parce que s'il gagne, alors l'Eurovision se tiendra l'année prochaine en France. En mai 2012. Non qu'on ne salive pas à l'idée d'un reportage dans les coulisses embedded avec Michel Drucker, mais on est prêt à sacrifier ce rêve de toujours. Car Nicolas Sarkozy, qui aura déjà vainement tenté d'attendrir les électeurs avec la naissance de l'Antéchrist (c'est pour novembre), se servira, c'est couru, de l'Eurovision comme un tremplin pour se faire réélire. Et ça, pour que ça n'arrive pas, nous sommes prêts à passer à l'action directe : faire triompher ce samedi Paradise Oskar, chanteur finlandais au bifidus inactif, et Da Da Dam , son hymne gnangnan au sauvetage de la planète. Oui, nous sommes très déterminés.

Paru dans Libération du 14/05/2011

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