Vie privée, t’es foutue, le people est dans la rue

par Sonia Delesalle-Stolper
publié le 26 mai 2011 à 9h33

De notre correspondante à Londres

L'histoire aurait pu être banale à pleurer. Un footballeur respecté de l'un des meilleurs clubs du monde, payé une fortune, marié à une beauté et père de deux enfants, a une aventure avec une ex-Miss Pays-de-Galles, ancienne candidate de Big Brother . Sauf que voilà, en se tournant vers la justice pour préserver son anonymat et éviter que la presse britannique relate son aventure extraconjugale et brise son image, fort lucrative, de bon père de famille, Ryan Giggs, joueur vedette depuis vingt-trois ans de Manchester United, a provoqué une révolution. Au point que le gouvernement envisage désormais de rédiger une loi sur la protection de la vie privée, absente de la législation britannique.

Les juges britanniques se fondent à présent sur deux articles de la Convention européenne sur les droits de l'homme, l'un qui protège la vie privée, l'autre qui garantit la liberté d'expression. Au juge de trouver le fragile équilibre entre les deux notions. Et, depuis quelques mois, il semblerait que la balance penche vers la protection de la vie privée avec une multiplication d'injonctions de justice, ou «gagging orders», qui empêchent les médias de relater les travers des célébrités . Il existe même la «super injonction» qui empêche quiconque de dire qu'une injonction a été demandée, sous peine de poursuites et d'une peine de deux ans de prison.

Bref, de quoi s'arracher les cheveux pour des journaux comme le Sun ou News of the World , fleurons de l'empire de Rupert Murdoch, et dont le fonds de commerce ne tourne qu'autour de révélations scabreuses. Et arriver à la situation absurde de voir Imogen Thomas, la bimbo de Big Brother , larmoyante dans tous les médias, expliquer à quel point il est injuste qu'une injonction prise par son ex-amant footballeur permette de la nommer elle, mais pas lui.

La justice britannique avait pourtant négligé un point fondamental : Twitter. Avec son siège à San Francisco, le site de microblogging n'est pas concerné par la loi britannique, ses utilisateurs sont donc passés joyeusement entre les mailles du filet des injonctions. Et ont allègrement identifié Ryan Giggs comme le footballeur infidèle. Pendant plus de quatre semaines, tous les médias traditionnels, muselés, ont grincé des dents. La situation a atteint le sommet du ridicule lorsque, lundi, le Premier ministre, David Cameron, a benoîtement reconnu dans une interview télévisée «savoir comme tout le monde qui est le footballeur en question» , et admis que la situation actuelle en termes d'injonction paraissait «intenable» .

Dimanche, le

Sunday Herald

, un journal dominical écossais, a presque rompu l’omerta en publiant, en première page, la photo de Ryan Giggs avec un bandeau noir sur les yeux. Le journal a argué que la loi anglaise ne s’appliquait pas à l’Ecosse, qui dispose d’un système de justice indépendant. Du coup, lundi, un député libéral-démocrate, John Hemming, a franchement mis les pieds dans le plat. Et s’est appuyé sur une loi datant de 1689 qui garantit aux parlementaires une totale liberté de parole et l’immunité judiciaire entre les murs du Parlement.

«Vu qu’environ 75 000 personnes ont nommé Ryan Giggs sur Twitter, il apparaît douteux de pouvoir tous les emprisonner»

, a-t-il énoncé devant les députés. Moins de deux heures plus tard, tous les médias britanniques nommaient, enfin, Ryan Giggs. Une autre loi, datant de 1840 cette fois, les protège contre toute poursuite s’ils se contentent de reproduire in extenso une déclaration d’un député au Parlement.

Le Premier ministre a du coup nommé une commission parlementaire chargée d'examiner la protection de la vie privée qui rendra ses conclusions à l'automne. Lady Kennedy, membre travailliste des Lords, la chambre haute du Parlement, a rappelé tout le monde à l'ordre en soulignant que les cris d'indignation sur le muselage de la presse, notamment par le Sun , étaient d'une hypocrisie accomplie et n'avaient pas grand-chose à voir avec un quelconque sens moral. «La presse tabloïd veut écrire sur la vie privée des footballeurs pour faire du profit. Il s'agit d'une question d'argent, pas de morale» , a-t-elle assené.

Max Clifford, agent publicitaire pour la jolie Imogen Thomas, a gentiment ricané : «Le plus drôle, c'est que si Ryan Giggs ne s'était pas tourné vers la justice, l'affaire aurait probablement fait pschitt.»

Paru dans Libération du 25/05/2011

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