Critique

Voyage sur une autre palette

«Dernier Maquis» décrit un univers ouvrier devenu invisible.
par Olivier Seguret
publié le 22 octobre 2008 à 6h51
(mis à jour le 22 octobre 2008 à 6h51)

Nous croyons tout savoir, nous avons l’illusion de tout comprendre, nous imaginons tout connaître. Chaînes d’infos en continu et innombrables magazines nous expliquent chaque jour le monde. Des sites web spécialisés par milliers font leur raison d’être d’une information avec laquelle nous pensons compléter le spectre de notre compréhension de ce monde. Nous n’avons aucune excuse : une profusion de médias, de livres, de débats est là pour répondre à ce qui doit bien être une soif d’apprendre, savoir, comprendre. Mais en fait, un seul wagon du métro au matin et c’est le monde entier qui vous retourne comme une claque cette prétention. Nous vivons dans la plus crasse et élémentaire des ignorances à l’égard des peuples, sinon du peuple. Pourtant, nous en côtoyons toute une Babel. Et nous partons sans cesse en découvrir d’autres.

Equilibre des forces. On visite aujourd'hui bien plus de pays et de peuples qu'autrefois et pourtant, nous ne savons toujours pas qui sont ces gens dans l'autobus. Les échanges (économiques, sexuels, musicaux) n'ont jamais été aussi nombreux, mais c'est comme si notre sensibilité décroissait à mesure de cette fréquence. Comme si notre savoir sociologique, culturel, politique, éventuellement touristique, n'avait aucune valeur. Plus on en sait, moins on y pige. Alors imaginez : une simple petite entreprise de banlieue avec son personnel ouvrier d'origine presque exclusivement immigrée… Y a-t-il plus proche et plus grand inconnu ? Question subsidiaire : mais au fait, si notre niveau en connaissance de l'autre est si mauvais, est-ce parce que nous sommes irrémédiablement nuls, ou parce que l'on se fait refourguer depuis toujours un enseignement, une information, de très mauvaise qualité ?

Le dernier film de Rabah Ameur-Zaïmeche apporte une réponse réconfortante et pessimiste : notre nullité n'est pas seule en cause. Dernier maquis est un beau titre pour un tel tableau. Dans les maquis, on n'y voit goutte, on se cache, on résiste, on conspire. Un maquis vu de loin est obscur, inextricable, menaçant. Vu de près, ou de l'intérieur, un maquis est accueillant, familier, protecteur. Sa force est aussi son plus grand danger : il est étanche. Il maintient le monde du dedans et celui du dehors dans une ignorance réciproque et Rabah Ameur-Zaïmeche, qui ne prétend rien réparer instantanément, filme cet équilibre des forces avec rigueur.

Le maquis est ici figuré par une entreprise qui fabrique des palettes, ces socles de bois qui facilitent le convoyage des marchandises et qui font un aussi bon symbole du monde du travail et de la globalisation que le container ou le sac en plastique. Rien de ce qui pourrait évoquer «la France» telle que le cinéma ou les médias la représentent usuellement ne pénètre dans cette enceinte. Sauf le cinéaste, peut-être, qui s’est tautologiquement attribué le rôle du patron. Un patron qui aimerait bien régenter ses ouvriers jusque dans leurs convictions religieuses et qui leur fait à cette fin l’aumône d’une mosquée sur leur lieu de travail. Pour que le contrôle soit parfait, il en nomme lui-même l’imam, suscitant la révolte d’une minorité de ses ouvriers et ouvrant ainsi la voie à un conflit social.

Délicatesse diabolique. Les clans en présence opposent, grossièrement, les Africains du Nord à ceux du Sub-Sahara, mais la petite entreprise est un théâtre d'ombres bien plus complexe. Quoi de plus inclassable et pourtant évident de vérité comme de conviction que ce personnage, l'un des rares non-musulmans du groupe, qui croit accélérer sa conversion à l'Islam en s'auto-circoncisant aux ciseaux de cuisine ?

L'incroyable culot du Dernier maquis n'est pas que dans la force d'écriture et la réussite visuelle de telles scènes. Il est aussi dans le détail des traitements, sa délicatesse diabolique : le patron tirant le rideau sur l'espace de prière comme sur un harem d'ouvriers, le paysage des caristes en manœuvre dans le soleil couchant, ou encore une incroyable bifurcation sur un passager clandestin du film, l'inquiétant et beau ragondin.

On ne sait pas toujours très bien ce que veut ou voudrait nous dire Rabah Ameur-Zaïmeche, mais on sait qu'il ne cherche jamais à mentir sur sa position de metteur en scène. En s'attribuant le rôle du patron, il dit clairement qu'il ne prétend pas appartenir à ce monde qu'il nous présente, mais qu'il le connaît bien, alors que nous en ignorons presque tout. Il suggère que nos yeux grands ouverts sont enfumés et nos oreilles tendues du mauvais côté. En continuant à faire ses films comme il les fait (le troisième déjà, après Wesh, wesh qu'est-ce qui se passe ? et Bled Number One, tous autoproduits), RAZ nous dit à quel point il est comme nous et surtout parmi nous. Il fréquente lui aussi le grand fleuve du milieu où nous baignons tous, il se dépêche de vivre, de ne pas couler et il se démerde comme il peut avec ses histoires de famille, d'origines, d'amour et de religion. Il n'est profondément qu'une chose, cinéaste, et à ce titre vient régulièrement nous forcer à regarder nous aussi au-dessus des gouffres. Le Dernier maquis est le plus beau gouffre dernièrement cartographié par le cinéma. Ça fout un peu la trouille, mais ça nous va très bien comme ça.

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