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Waterloo, une victoire signée BlackBerry

Après la crise des industries traditionnelles et avant l’avènement d’Internet, rien ne laissait présager une telle embellie technologique dans cette morne plaine du Canada . Visite chez le pionnier de la messagerie mobile.
par Christophe Alix
publié le 4 septembre 2008 à 10h04

Ce sont de gros blocs de couleur crème posés au milieu de la verdure. Une sorte de ville-champignon impeccablement ordonnée qui ne cesse de gagner sur la campagne. En 2002, le campus de Research in Motion (RIM), le fabricant canadien du BlackBerry , alignait sagement trois bâtiments. Six ans plus tard, à cinq kilomètres de là, vient de surgir de terre «RIM 22», le vingt-deuxième et dernier cube de l'étoile canadienne des nouvelles technologies. En attendant les RIM 23, 24 ou 25, dont les terrains sont prêts à être défrichés, afin d'étoffer une numérotation qui, au regard de la croissance de l'entreprise (plus 100 % l'an dernier), ne semble pas près de s'arrêter.

Bienvenue à Waterloo, au sud de l'Ontario, la ville du BlackBerry, objet de fierté nationale et première capitalisation boursière canadienne sur la place financière de Toronto (73 milliards de dollars canadiens, 46,7 milliards d'euros). Né en 1984, BlackBerry («mûre» en français) incarne un des symboles du nomadisme numérique. Dans les aéroports ou au pied des buildings du moindre quartier d'affaires de la planète, plus moyen d'échapper à ces petits boîtiers sur lesquels l'internationale des cols blancs a les yeux rivés et ne cesse de pianoter à toute heure du jour et de la nuit. Commercialisé via 330 opérateurs, présent dans 160 pays, le BlackBerry a essaimé à travers la planète. Sans gros tapage médiatique ni extravagant budget marketing. Numéro 1 des smartphones (téléphones intelligents) en Amérique du Nord, numéro deux mondial derrière le finlandais Nokia, ce pionnier de l'Internet mobile a percé jusqu'au Botswana et à Madagascar. Ils sont déjà près de 16 millions à avoir adopté sa technologie dite push mail , dans laquelle les messages électroniques donnent littéralement l'impression de tomber sur l'écran.

Portefeuilles de brevets

Au départ, le pari technologique de RIM semblait pourtant très audacieux. Pour ne pas dire démentiel. Promettre une solution pour acheminer des milliards de données sur des réseaux sans fil, aussi fluidement que Michael Phelps se meut dans un bassin olympique, pouvait sembler relever du délire. « En 1987, se souvient Mike Lazaridis, le co-PDG de RIM à l'épaisse crinière blanche, on parvenait à peine à transmettre 1 200 kilos bits par seconde !» Pendant quinze ans, RIM ne sera ainsi qu'un centre de recherche et développement en transmission de données sans fil, idée prometteuse mais sans autre retombée immédiate que la constitution d'un joli portefeuille de brevets.

Alors que la téléphonie mobile émerge à peine, que les envois de textes sont devenus l’apanage des pagers accrochés à la ceinture des urgentistes, la sortie du «RIM 950», le premier BlackBerry en 1998, ne passe pas seulement inaperçue : boudé par tous les opérateurs, ce grossier engin, sans une once de design, paraît alors à contre-courant de toutes les tendances.

« Je n’ai jamais douté que le BlackBerry finirait par s’imposer, affirme sereinement le visionnaire patron de RIM. Notre position actuelle s’explique grâce à ces années de recherche dans l’ombre. On a alors pris dix ans d’avance sur la concurrence et travaillé dur à rendre simples des choses extrêmement compliquées.»

Si RIM a acquis une place à part à part dans le paysage en chamboulement permanent d’un marché mobile très mondialisé, c’est parce qu’il est en réalité bien plus qu’un simple téléphone. Une solution de messagerie complète, comprenant outre le terminal et des serveurs, une infrastructure unique et ultra-secrète, capable de s’imbriquer parfaitement avec les réseaux des opérateurs. Résultat, le BlackBerry est plus économe que nombre de ses concurrents en utilisation des batteries et son mode de compression des données permet de réduire considérablement le poids des pièces jointes et, in fine, l’utilisation de bande passante.

Règles contre l’addiction

Totalement invisible aux yeux des usagers, cette architecture explique également pourquoi il a été rebaptisé «crackberry» outre-Atlantique. Pour les plus accros, ce mobile est en effet devenu une drogue dure en raison de l'addiction qu'il est susceptible de générer. Au point que de plus en plus d'entreprises édictent des règles d'utilisation - et de modération - de cet infernal fil à la patte. En avril, un syndicat canadien est allé jusqu'à demander des augmentations liées à son utilisation. «Ces appareils ont modifié la définition du travail , expliquait alors Ed Cashman, vice-président de l'Alliance de la fonction publique (AFPC). Si vous avez un BlackBerry, vous êtes disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Il faut que cela soit rétribué.»

Pour le lancement des nouveaux modèles, RIM dispose d'une usine ultramoderne de 25 000 mètres carrés au cœur de son campus, capable de sortir 5 millions d'appareils par an. Récemment agrandie, c'est la seule que la société détienne en propre, les autres sites de production situés au Mexique et en Hongrie appartenant à des sous-traitants. «Tous nos modèles sont conçus à Waterloo, et c'est très pratique pour nos ingénieurs de n'avoir qu'à traverser la rue pour venir tester leurs innovations » , explique Gareth Hughes, le directeur du site. On y travaille en moyenne quarante heures par semaine, avec des pics pouvant atteindre treize heures par jour. Si le coût de production y est plus élevé que dans les autres usines, il est largement compensé par la proximité de ce laboratoire avec les équipes de recherche. «Nous avons une chaîne dédiée aux prototypes, ce qui permet de les tester directement » , poursuit Gareth Hughes qui précise que la part de la main-d'œuvre reste très faible dans la production d'un BlackBerry : 80% du coût de fabrication concerne les composants.

Mais il est une proximité plus essentielle encore aux yeux des dirigeants de RIM. Celle des deux universités de Waterloo, dont sont issues la plupart des têtes chercheuses de la société et dont les 30 000 étudiants représentent un tiers des habitants de la ville ! « Je crois , explique Mike Lazaridis, toujours directeur de la recherche de RIM, que la région constitue le premier gisement de matière grise du Canada. Dans un rayon de quelques kilomètres, on compte trois universités et deux collèges, dont la meilleure faculté du monde en mathématiques. C'est un environnement intellectuel exceptionnel» . Une nouvelle Silicon Valley canadienne qui a déjà un nom : le «triangle technologique», bordé par les villes de Waterloo, Kitchener et Cambridge, un bassin de population d'à peine 600 000 habitants.

A une heure trente de Toronto, la première ville du pays plus tournée vers les médias et la finance, cette région a récemment connu une embellie économique spectaculaire. Elle le doit en grande partie au succès du BlackBerry et de quelques autres pépites high-tech attirées par la qualité de la main-d’œuvre locale. Sybase, Google ou encore Oracle ont ouvert des bureaux dans le district de Waterloo et la liste est sans doute loin d’être close, tant l’espace ici n’est pas une denrée rare.

Fondée au début du XIXe siècle par des Mennonites (protestants) de Pennsylvanie, longtemps terre d'émigration allemande, Waterloo se dresse dans une vaste et morne plaine. Rien ne la promettait à une telle destinée technologique. La région a longtemps associé son nom à l'agriculture puis aux compagnies d'assurances, grandes pourvoyeuses d'emploi aux belles heures du tertiaire dans les années 1960. A partir des années 1980, elle a dû faire face à de douloureuses restructurations avec la fermeture d'usines automobiles et pneumatiques, notamment Michelin, implanté de longue date dans cette zone des Grands lacs, à cheval sur le Canada et les Etats-Unis et non loin du grand centre automobile nord-américain - en plein déclin - Detroit. «La plupart des emplois actuels n'existaient pas il y a quinze ans , poursuit fièrement Mike Lazaridis, né à Istanbul de parents d'origine grecque, et arrivé à Waterloo à l'âge de 5 ans.

Contemplation d’équations

Pour bien comprendre le tropisme ultra-technologique du patron de RIM qui, deux mois avant l'obtention de son diplôme d'ingénieur, en 1984, préféra abandonner ses études pour créer son entreprise sur la base d'un premier contrat avec General Motors, il faut se rendre à quelques encablures du siège, au Perimeter Institute for Theoretical Physics. Né en 1999, cet institut de recherche fondamentale loge dans un bâtiment à l'architecture contemporaine épurée. C'est la grande œuvre philanthropique de Lazaridis. Devenu l'un des hommes les plus riches du Canada avec une fortune estimée à 5,2 milliards de dollars, ce féru d'Albert Einstein a déjà investi 150 millions de ses économies dans cet institut de physique quantique cofinancé par le gouvernement fédéral canadien. Si le «PI» dont le restaurant s'appelle le Trou noir ne compte pas encore de prix Nobel, ses ambitions sont immenses. Venus du monde entier, 83 physiciens résidents et 800 visiteurs par an bénéficient ici de conditions de travail privilégiées - immenses bureaux inondés de lumière, murs de tableaux noirs couverts d'équations - pour s'adonner à leur activité favorite dans «la plus propice des contemplations» , dixit le responsable des relations extérieures.

«RIM n'aurait jamais existé sans des décennies de recherche scientifique, explique Mike Lazaridis, et je crois que beaucoup de découvertes restent à faire qui bouleverseront nos vies.» Dans un genre différent mais certainement pas moins utile au prestige local de l'entreprise, son coprésident Jim Balsillie, un ancien de Harvard en charge des finances, consacre, lui, une bonne partie de sa fortune et de son énergie à doter la ville d'une équipe de hockey sur glace de premier plan. En vain pour l'instant…

Après des années de cavalier seul à servir une clientèle de CSP ++ qui ne choisissent pas eux-mêmes leur téléphone, le BlackBerry doit faire face à une concurrence accrue. Avec en embuscade Apple et son généralissime Steve Jobs, dont les rêves de conquête napoléonienne pour l'iPhone risquent de contrarier les plans des stratèges de Waterloo. Ou l'inverse. D'où l'accent mis ces derniers mois sur des modèles plus stylés -tel le nouveau Bold -, afin d'attirer les futurs clients sur un plan ludique et plus seulement professionnel. «Nous savons où nous allons» , assurait en juillet Jim Balsillie après que l'action eut chuté de 31 % le mois même où Apple sortait son nouvel iPhone. Si personne n'en parle à Waterloo, il se murmure que RIM prépare à son tour un BlackBerry 100 % tactile. Ses ingénieurs l'auraient surnommé l'AK. Apple killer.

Envoyé spécial à Waterloo (Ontario)

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