WikiLeaks, les fuites en avant

par Alexandre Hervaud
publié le 18 mai 2010 à 8h50
(mis à jour le 29 novembre 2010 à 14h12)

Proposer un gros scoop, c'est devenu plus fastoche que de faire la tournée des médias, dossiers sensibles à la main, pour rencontrer du journaleux potentiellement intéressé. Désormais, pour balancer du lourd, par exemple sur son employeur (au hasard, l'armée américaine), rien de plus simple qu'un tour sur le Net. On peut y proposer soi-même du contenu délicat sur un blog monté à l'arrache, mais en terme de confidentialité comme d'efficacité, il y a mieux. Il y a WikiLeaks , plateforme gratuite créée fin 2006 et responsable, entre autres, d'une révélation qui a bien embarrassé l'oncle Sam en avril : une vidéo montrant des soldats américains mitraillant des civils irakiens, dont deux employés de Reuters.

WikiLeaks est devenu, en quelques années et bien plus de faits d'armes, un refuge solide pour tous les «whistleblowers» , les lanceurs d'alerte bien informés. Pour qui souhaiterait faire une proposition, passage obligé par une page sécurisée du site, similaire à celles pour payer en ligne. Avant de proposer un document, l'internaute est prévenu : «WikiLeaks accepte les documents classifiés, censurés ou confidentiels, de nature politique, diplomatique ou éthique. Les rumeurs, opinions et documents déjà accessibles publiquement seront refusés.» Si l'avertissement ne décourage pas l'apprenti Gorge Profonde, le document peut être proposé au site, avec ou sans embargo quant à l'éventuelle date de publication, puis crypté de manière à anonymiser la source originelle.

Avec un tel nom, d’aucuns pourraient croire que le site fonctionne comme l’encyclopédie Wikipédia, avec pour politique éditoriale «aussitôt proposé, aussitôt publié» (suivi de modérations collectives éventuelles). Sauf que non, WikiLeaks met un point d’honneur à vérifier, souvent longuement, la véracité des données proposées. Cinq personnes travaillent à plein temps pour le site, et 800 autres de manière bénévole et intermittente, à en croire Julian Assange, porte-parole du site.

L’affaire de la bavure américaine filmée est arrivée à point nommé vu la santé financière de l’organisation. WikiLeaks a ainsi alerté l’opinion sur la précarité de son existence. Le budget annuel avoisine les 200 000 dollars (161 500 euros), mais 600 000 seraient nécessaires pour payer enfin les petites mains bénévoles. Suite à la vidéo choc irakienne, le site a collecté 150 000 dollars (121 000 euros), et a depuis rouvert en attendant sa future version. Elle permettra aux sources de proposer à un média l’exclusivité de son information pendant une période donnée.

Car le drame de WikiLeaks, c'est la nature même des documents : parfois peu accessibles au commun des mortels et longs à déchiffrer, ils ne rencontrent le succès que grâce à une exposition médiatique conséquente. Or, une fois ceux-ci consultables par tous, les médias rechignent à se pencher sur des rapports obscurs de 200 pages, d'où cette option prochaine d'exclusivité avec les journalistes d'investigation. Cette défense du journalisme s'exprime aussi dans la participation du site à un ambitieux projet parlementaire islandais, la «Icelandic Modern Media Initiative» (IMMI).

Sujet d'AlJazeera English au sujet de la IMMI

En juillet 2009, WikiLeaks sort un scoop embarrassant pour une grosse banque de ce pays meurtri par la crise. Quelques minutes avant le début de son JT, la chaîne publique RUV est menacée de sévères poursuites en cas de couverture du sujet et renonce à l'évoquer, invitant ses téléspectateurs à consulter WikiLeaks. Pour éviter ce genre de déconvenue, des parlementaires du pays volcanique, soutenus par le site, ont mis au point une loi inspirée de divers législations internationales visant à faire de l'Islande «un paradis de l'information» , en référence aux paradis fiscaux. Protection des sources accrue, possibilité pour les médias étrangers d'héberger sur des serveurs informatiques islandais des informations sensibles ainsi à l'abri de procès ou de censure, etc. Encore en cours d'examen au Parlement, l'IMMI permettrait à WikiLeaks de ne pas être inquiété en cas de publication explosive.

En effet, vu la nature des infos de WikiLeaks, les opposants à pareille transparence sont légion. Parmi eux, la CIA, qui écrivait en 2008 dans un rapport : «WikiLeaks représente une potentielle menace pour l'armée américaine […], ses informations pourraient être de grande valeur pour les insurgés étrangers et groupes terroristes planifiant des attaques contre le pays et ses ressortissants.» Et de s'épancher sur les moyens de décrédibiliser le site, comme, par exemple, dévoiler ses sources pour mieux les attaquer en justice. Mission a priori impossible puisque de tels procès n'ont jamais eu lieu, ainsi que l'a rappelé WikiLeaks en mars, à l'occasion d'une nouvelle fuite : celle dudit rapport de la CIA ( lire le pdf ), évidemment.

Paru dans Libération du 17 mai 2010

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