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WikiLeaks : «Je n’ai jamais vu un tel acharnement»

Attaque d’Eric Besson, expulsion d’Amazon, coupure de Paypal… Cédric Manara, professeur de droit, décrypte les offensives contre WikiLeaks.
par Erwan Cario
publié le 9 décembre 2010 à 12h03
(mis à jour le 10 décembre 2010 à 12h10)

Cédric Manara est professeur de droit à l’Edhec et membre du comité scientifique de Juriscom.net. Depuis 1995, il travaille sur les questions liées à Internet.

La démarche d’Eric Besson, qui a demandé l’arrêt de l’hébergement de WikiLeaks en France, est-elle légitime ?

_ La communication du ministre, c’est surtout une façon d’attendrir la viande. Il sait très bien que seule une décision de justice peut aboutir à ce résultat. Mais le juge ne peut statuer qu’en fonction d’un texte de loi, et il n’en existe pas qui protège les télégrammes diplomatiques américains. Et quand il n’y a pas de texte, la seule solution, c’est de faire appel au trouble à l’ordre public, qui permet d’interdire un acte contraire aux valeurs portées par la nation. Eric Besson veut donc convaincre l’éventuel futur juge en charge de l’affaire que WikiLeaks entre précisément dans ce cadre. Et il y a des chances pour que ça passe.

C’était aussi une manière de faire pression sur l’hébergeur OVH, qui aurait pu céder et fermer son serveur avant même l’intervention d’un juge…

_ Oui, ce qui aurait sans doute beaucoup nui à son image. La réaction d’OVH a été très intelligente. Ils savent que selon la loi, ils doivent retirer tout contenu «manifestement illicite» dès qu’ils ont connaissance de son existence. Ils ont appris la présence de WikiLeaks chez eux, mais ils ne pouvaient pas décider du caractère «manifestement illicite», et ils ont donc saisi la justice, qui a finalement refusé de se prononcer, car il faut un débat contradictoire.

Le service de paiement Paypal, qui a clôturé brutalement le compte de WikiLeaks, Amazon, qui a refusé de continuer à les héberger, et EveryDNS qui s’occupait du nom de domaine Wikileaks.org, ont eu moins d’états d’âme…

_ Ils dépendent du droit américain, qui est très libéral sur le sujet. Dans tous les contrats de ce genre d’entreprises, dans la partie CGU (conditions générales d’utilisation), il y a toujours une clause qui explique, en gros, «on arrête quand on veut, et vous êtes d’accord». Et c’est un des problèmes : Internet, aujourd’hui, est devenu très dépendant de ce droit-là, qui ne garantit pas les droits élémentaires des internautes. Dans le cas présent, il a sans doute suffi d’une pression insistante, directe ou indirecte, du gouvernement des Etats-Unis, et les prestataires se sont très vite exécutés.

Que pensez-vous de l’emballement des derniers jours dans les mesures contre WikiLeaks ?

_ Ça fait quinze ans que je travaille sur le sujet d’Internet, et je n’ai jamais vu un tel acharnement ! Que ce soit pour des affaires de contrefaçon, pour des ventes aux enchères d’objets nazis, pour le cybersquatting ou pour des sites illégaux de jeux d’argent, les affaires prenaient du temps. On passait soit par l’hébergeur, soit par le fournisseur d’accès, et la justice finissait par se prononcer. Mais pour Assange et WikiLeaks, c’est invraisemblable : on a utilisé en quelques jours tous les leviers possibles. Il ne manque plus que le filtrage, et qu’on interdise l’accès de WikiLeaks aux internautes, et on pourra comparer le tout au modèle chinois. Je trouve cette accélération très inquiétante.

Jusqu’à quel point ?

_ Jusqu’ici, les problématiques liées à Internet, c’était de la pacotille. Elles répondaient presque exclusivement à une logique économique, comme dans le cas de la contrefaçon. Aujourd’hui, on a l’impression que les Etats viennent de se rendre compte qu’ils ne contrôlent pas vraiment Internet et qu’ils exercent leur pouvoir grâce à des dispositifs techniques qu’ils ne maîtrisent pas totalement. A l’époque des pneumatiques, c’était gérable. Plus maintenant. Quelques jours après le 11 Septembre, les Etats-Unis publiaient un texte d’exception, le Patriot Act, qui mettait en place des mesures liberticides pour, soi-disant, lutter contre le terrorisme. J’ai peur qu’on ait à faire face rapidement à un Patriot Act version Internet pour reprendre la main sur ce qui circule sur le réseau. Et s’affranchir des délais et des contraintes de la justice. Il va sans dire que tous ceux qui réclament plus de contrôle depuis des années, comme les ayants droit, profiteront de cette nouvelle donne.

Les répercussions risquent donc de dépasser le cadre de l’affaire WikiLeaks…

_ Oui, et finalement on peut penser ce qu’on veut des révélations et du fonctionnement de WikiLeaks. On peut même ne pas avoir d’avis. Mais je crois qu’il faut être plus vigilant que jamais. Ce qui est en train de se passer peut mettre en péril l’Internet que nous connaissons. Et ça peut aller très vite.

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