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Libération

Wikileaks démasque les espions numériques

par Erwan Cario
publié le 1er décembre 2011 à 21h16
(mis à jour le 2 décembre 2011 à 16h42)

C’est un nouveau marché directement issu de l’économie numérique, il pèse aujourd’hui 5 milliards de dollars. Pourtant, il apparaît rarement sur le devant de la scène et préfère une discrétion toute stratégique. L’industrie de la surveillance et de l’interception des communications n’aime en effet pas trop la lumière. Pour une raison bien simple : ses clients sont souvent bien peu recommandables. Si l’utilisation de ces technologies est étroitement surveillée dans les démocraties, leur commercialisation vers les pays moins regardants sur les droits et les libertés n’est pas ou peu réglementée.

Rien d'étonnant à ce que ce secteur soit la nouvelle cible de WikiLeaks, qui, pour son retour aux affaires après quelques mois de silence et malgré une situation financière difficile ( lire l'article ), vient de rendre public 287 documents internes et commerciaux de ces acteurs de l'armement numérique. Et devrait, gardant sa logique de divulgation progressive, étaler la mise en ligne des 1100 documents en sa possession jusque début 2012. «Ça semble tout droit sorti d'une production hollywoodienne, mais aujourd'hui, les systèmes d'interception de masse, conçus par des sociétés occidentales incluant la surveillance d'opposants politiques est une réalité» , explique le site en introduction .

Après le «Cablegate», voici donc l'opération «Spy Files» (fichiers espions), réalisée encore une fois en partenariat avec plusieurs médias comme le Washington Post aux Etats-Unis, l'Espresso en Italie ou le site Owni.fr pour la France. Mais cette fois-ci, les informations ne sont pas allées dans un seul sens et les médias ont eux aussi contribué à enrichir la base documentaire. Owni a par ailleurs mis en ligne hier une carte interactive à l'adresse spyfiles.org qui permet de localiser l'ensemble des sociétés identifiées en fonction des technologies proposées.

Mais que disent-ils, tous ces documents ? Selon WikiLeaks, «ils révèlent les détails sur ces sociétés qui se font des milliards en vendant des outils de surveillance sophistiqués à des gouvernements, bafouant les règles de l'exportation et fermant les yeux sur les régimes dictatoriaux qui ne respectent pas les droits de l'homme» . Et l'étendue des fonctionnalités proposées fait frémir : surveillance des communications sur Internet, surveillance téléphonique, analyse de conversations, surveillance des SMS et même diffusion d'outils offensifs comme des virus et des outils de contrôle direct des machines. Surtout, les capacités de traitement informatique actuelles permettent de mettre en place des systèmes d'interceptions globaux pouvant fonctionner à l'échelle d'un pays. «Avec ces outils, on ne fait pas de l'intelligence ciblée, on surveille tout par défaut, explique Olivier Laurelli, alias Bluetouff, cofondateur de reflets.info , site d'enquêtes sur les usages technologiques qui s'intéresse depuis quelques mois au sujet. On présume toute une population coupable. Ce sont des armes de guerre !»

Cette surveillance massive, c’est notamment la spécialité d’Amesys, filiale du groupe français Bull, qui figure en bonne place des «Spy Files» avec une vingtaine de documents disponibles. Amesys est loin d’être une inconnue. Elle est depuis quelques mois sous les feux de l’actualité suite à plusieurs articles, parus notamment sur Owni, Médiapart et Reflets.info, concernant la vente, dès 2007, de matériel de surveillance au régime de Kadhafi. La société a toujours clamé ne rien savoir de l’utilisation de ses produits par le régime libyen. Une affirmation déjà mise à mal à plusieurs reprises, qui vient encore une fois d’être contredite par un document publié hier : un simple mode d’emploi.

Pseudos. Jean-Marc Manach, journaliste à Owni, est en possession de cette notice d’Eagle (système de surveillance d’Amesys) depuis septembre. Il remarque une liste de contacts étrange utilisée pour illustrer une fonction de cartographie du système Eagle, qui permet de mettre en lumière les relations entre les personnes surveillées. Il parvient à retrouver l’identité de certains pseudos présents sur la liste : ainsi «Annakoa» n’est autre que Mahmoud al-Nakoua, intellectuel libyen de 74 ans cofondateur du mouvement d’opposition Front national pour le salut de la Libye (NFSL). Y figure également Atia Lawgali, aujourd’hui ministre de la Culture. Fait troublant : ils étaient à l’époque tous deux exilés à Londres. D’autres contacts habitaient à Washington.

Difficile, cependant, de comprendre comment une telle bombe a pu se glisser dans un document si anecdotique. Jean-Marc Manach a son idée : «Avec le boom économique du secteur, ces sociétés ont sans doute commencé à recruter des personnes n'appartenant pas au monde du renseignement qui n'ont pas eu les bons réflexes.»

Mais les conséquences pour Amesys pourraient être limitées. «Ce type de logiciel n'est pas, en France, considéré comme une arme et son exportation est légale, s'indigne Jean-Marc Manach. Mais ça ne devrait pas, on ne peut pas continuer à confier ce genre d'outils à des dictatures, c'est beaucoup trop dangereux ! Il faut des lois pour interdire une fois pour toutes ce genre de pratiques.»

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