TRIBUNE

Non, Wikipédia n’a pas tué Britannica

Rémi Mathis, président de Wikimédia France, analyse la disparition de la version papier de l'encyclopédie historique, qui a perdu avec le temps même son rôle de signifiant social.
par Rémi Mathis
publié le 20 mars 2012 à 16h32
(mis à jour le 20 mars 2012 à 22h50)

Le 13 mars 2012 a été annoncée la fin de la publication sur papier de l’Encyclopaedia Britannica, la plus vieille encyclopédie du monde, fruit d’un travail éditorial mené sans interruption depuis 1768. Aussitôt se sont élevées des voix pour affirmer : «C’est Wikipédia qui l’a tuée !» Ce jugement me semble hâtif.

Le modèle économique de Britannica, reposant sur des volumes sur papier vendus très chers et des représentants de commerce chargés de convaincre des clients d’en faire l’acquisition, est jugé obsolète depuis près de vingt ans. Bien qu’elle se soit mise au numérique par le biais de CD-ROM puis d’Internet, son marché a été fragilisé dès les années 1990 par l’apparition des encyclopédies multimédia à bas coût, telles qu’Encarta. N’oublions pas que le chiffre d’affaire de Britannica est divisé par deux entre 1990 et 1996 (1)… soit cinq ans avant que Wikipédia ne soit fondée !

Aussi n’est-ce pas Britannica qui est morte il y a quelques jours, mais sa version papier.

L’encyclopédie continuera à exister en ligne et, surtout, recentre son modèle économique sur des services éducatifs, à plus forte valeur ajoutée. On ne peut que se réjouir que la connaissance soit désormais beaucoup mieux diffusée et que l’on valorise les services d’accompagnement – les données brutes devant, elles, être accessibles à tous.

L’abandon du papier n’est que la conséquence naturelle des avantages du numérique : liens permettant de naviguer d’un article à l’autre, ressources multimédias, mises à jour fréquentes, consultation en tout lieu, gain de place, etc. On peut finalement plutôt se demander pourquoi des gens achetaient encore des encyclopédies sur papier en 2011 tant les avantages du numérique sont éclatants pour consulter ce type d’ouvrage.

Pourquoi ? Les historiens du livre ont depuis longtemps montré combien cet objet est bien loin de n’être qu’un texte. À cet égard, une encyclopédie fait figure de parangon, tant elle est chargée de symbolisme, de valeurs. Soyons francs, combien de fois par mois vos parents ou grands-parents ouvrent-ils leur vieille encyclopédie papier ? Sert-elle vraiment à autre chose que de décor dans un salon, de signifiant social, de symbole de culture – en tout cas d’une certaine place accordée à la culture dans les valeurs familiales ?

C'est cette symbolique de la culture obligatoirement contenue dans un livre qui tend à disparaître actuellement. Quoi de plus naturel ? Cela fait bien longtemps que, en dehors des sciences humaines, aucun chercheur ne publie plus sur papier. La connaissance se situe désormais dans l'ordinateur et les réseaux : avec un temps de retard, les représentations sociales en prennent acte. L'autre force symbolique de l'encyclopédie tournait autour de l'éducation. Quand des parents, a fortiori de milieu modeste, voulaient tout faire pour que leur enfant réussisse à l'école, ils lui achetaient une encyclopédie – rappelez-vous Tout l'Univers et le discours de ses vendeurs en porte-à-porte.

Aujourd’hui, ces symboles sociaux connaissent des mutations. Lors d’un déménagement, l’encyclopédie papier, obsolète depuis bien longtemps, est descendue à la cave. Les parents achètent un ordinateur à leur enfant (en spécifiant bien que c’est pour travailler, pas seulement pour jouer). L’encyclopédie-décor laisse place à la «recherche d’information» sur Internet ; le fond prend le pas sur la forme. L’intérêt pour la connaissance n’est plus une apparence que l’on se donne mais une véritable pratique – que ce soit par l’intermédiaire d’une encyclopédie au modèle éditorial classique ou de Wikipédia. Ce n’est pas l’encyclopédie libre qui a tué Britannica, mais la société tout entière qui évolue. Et pas forcément dans le mauvais sens, en ce qui concerne les possibilités d’accès à la connaissance.

(1) Voir l'étude de Kellogg à ce sujet : ici en PDF .

Par Rémi Mathis, président de Wikimédia France .

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