Wikipedia, victime collatérale du filtrage d'Internet

par Astrid GIRARDEAU
publié le 7 décembre 2008 à 17h08
(mis à jour le 8 décembre 2008 à 16h32)

Filtrage et blocage abusifs, les cas s'accumulent. On ne parle pas ici de ce qui se passe en Chine ou Arabie Saoudite, mais bien dans nos contrées démocratiques. Le dernier site a en faire les frais : Wikipédia, et ses utilisateurs britanniques.

Selon ZDNet , depuis le 5 décembre, la plupart des internautes anglais qui souhaitent modifier (éditer) des contenus de l'encyclopédie en ligne voient s'afficher ce message : «Wikipédia a été ajouté à la liste noire des sites Internet de la Internet Watch Foundation UK, et votre fournisseur d'accès Internet a décidé de bloquer une partie de votre accès. Malheureusement, cela rend également impossible pour nous de faire la distinction entre les différents utilisateurs, et de bloquer ceux qui abusent du site sans bloquer également les autres personnes innocentes.»

Concrètement, selon Wikinews , six fournisseurs d'accès Internet (FAI) -- Virgin Media, Be/O2/Telefonica, EasyNet/UK Online, PlusNet, Demon and Opal -- auraient installé un système de filtrage des contenus via des proxies transparents. Ces proxies sont des ordinateurs qui analysent les requêtes des internautes, et sont capables de bloquer une partie du trafic si celui-ci correspond à certains critères. Par exemple une page affichant un contenu préalablement identifié comme illégal.

Dans le cas présent, la demande vient de l' Internet Watch Foundation UK (IWF UK) qui a considéré une image hébergée par Wikipédia comme étant de la pornographie enfantine. Et a ajouté l'url de la page l'affichant dans sa liste noire des sites à bloquer.

En l'occurrence, il s'agit de la couverture de Virgin Killer album de 1976 du groupe Scorpions. Image, que par ailleurs les administrateurs ont choisi pour le moment de ne pas supprimer . Fondation indépendante, l'IWF UK travaille avec la police, le gouvernement, les fournisseurs d'accès et d'autres acteurs du web pour surveiller et «rapporter les contenus en ligne potentiellement illégaux» . Principalement ceux à caractère pédo-pornographique. Tenue secrète, cette liste contiendrait entre 800 et 1200 adresses de sites, mise à jour et envoyée deux fois par jour aux FAI.

Mais en blacklistant une page de Wikipédia, c'est tout le trafic se dirigeant vers l'encyclopédie en ligne qui s'est retrouvé filtré. Les FAI n'ont pas eu d'autres choix que de faire passer l'ensemble des requêtes vers en.wikipedia.org par leur système de filtrage. Le problème, c'est que du côté de Wikipédia, il devient impossible d'identifier les internautes par leur adresse Internet (IP). Ce qui rend caduque leur système anti-vandales.

En effet, pour protéger le contenu de l'encyclopédie, les adresses IP des internautes considérés comme des vandales sont répertoriées pour empêcher des modifications ultérieures. Mais à partir du moment où tout le trafic vers en.wikipedia.org passe par ces fameux proxies, tous les internautes se retrouvent avec la même adresse. Et bloquer un contributeur revient à les bloquer tous. C'est ce qui s'était passé au Qatar en 2007 où, pour un seul vandale, toute la nation avait été bloquée, tout le trafic en provenance du Qatar passant par un proxy unique.

«C'est la première fois que je vois une censure d'Internet de si haute échelle au Royaume-Uni, et je suis choqué. Je ne savais pas jusqu'ici, que comme en Chine, nous aussi, avions construit un grand pare-feu - mais seulement qu'on le gardait sous silence» , s'indigne un certain Hahnchen sur la page des administrateurs de Wikipédia .

A noter toutefois que, contrairement à ce que mijote le gouvernement français , les FAI anglais ne sont pas dans l'obligation d'agir. C'est une coopération volontaire avec la Fondation, même si au final la plupart y adhére . Il en est de même en Australie où, pour le moment, le gouvernement a simplement invité les FAI à participer à son projet pilote de filtrage.

Dans cette nouvelle histoire, on retrouve donc tous les ingrédients de ce qui est en train de se passer un peu partout dans le monde. C'est-à-dire essayer de mettre en place un contrôle et un filtrage centralisé d'Internet au nom de la lutte contre la pédo-pornographie. Et ce malgré l'avis de nombreux experts et acteurs du web qui jugent toutes les mesures aujourd'hui envisageables comme techniquement impossibles sans gros dommages collatéraux. Ce dont est victime ici Wikipédia.

Selon nos sources, le système mis en place par ces FAI britanniques est celui du «filtrage hybride». C'est l'une des trois-quatre principales solutions généralement envisagées par les différents gouvernements. Bien que dénoncée par les spécialistes réseau. En France, une note indépendante d'expertise (pdf) ) décrit ainsi ce système comme peu efficace, risqué (engorgement, fuite de liste noire, etc.) et coûteux. Des critiques qu'on retrouve dans le rapport pour le filtrage des sites pédo-pornographiques (pdf) remis il y a moins d'un mois par le Forum des droits sur l'Internet (FDI) au gouvernement français.

Pourtant cela pourrait être un des systèmes mis en place dans les prochains mois par nos FAI nationaux si le texte présenté la semaine dernière par le ministère de l'Intérieur est adopté. Il ne s'agit plus là de démarche volontaire et d'expérimentation pilote. Mais bien d'un article obligeant les FAI et opérateurs « à empêcher par tout moyen et sans délais l'accès aux services désignés par arrêté du ministre de l'Intérieur» . Et où les techniques sont laissés au choix des FAI. Le texte doit être inclus dans la future loi d'orientation sur la sécurité intérieure (LOPSI 2). Annoncée depuis des mois, cette dernière devrait finalement être présentée début 2009.

Maj du 08/12/2008 : Selon nos sources, le filtrage se ferait sur en.wikipedia.org, et non sur wikipedia.org.

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