Y a des coups d’Hondelatte qui se perdent

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 25 mai 2010 à 13h26

Nuit. Noire. Blanche. L'arme qui mord la chair. Larmes d'hémoglobine. Gyrophares hurlants, flashs de la sirène à deux tons. Pin-pon. La silhouette à la craie, au côté la flaque de sang qui imprègne le bitume. Et là, le titre, quel qu'il soit : 90' Faits divers  (TMC), Enquêtes criminelles  (W9), Présumé innocent (Direct 8) ou Affaires criminelles  (NT1). Peu importe l'émission ou la chaîne, car l'épidémie de faitesentrerl'accuséite touche tout le monde. Comme une chaîne de la TNT se doit de diffuser des documentaires de l'extrême avec le mec qui mange des ours crus et se lave avec son pipi (tiens, faudra qu'on s'en parle, de cette tendance), il lui faut avoir son émission de faits divers. Là, le 2 juin, c'est Paris Première qui s'y met avec une Soirée spéciale crimes passionnels . Le concept est à chaque fois identique : il s'agit non pas de parler de faits divers, mais de reparler des faits divers dont a déjà parlé le dimanche soir sur France 2 Faites entrer l'accusé , le tout emballé exactement de la même façon, la veste de cuir en moins -- que voulez-vous, l'économie de la TNT ne permet pas telle folie. Forcément, même s'il ne lui faut pas grand-chose pour grimper au rideau en hurlant et en se frappant la poitrine du poing, ça irrite un tantinet Christophe Hondelatte qui s'en ouvrait l'autre jour au Parisien fustigeant «ces charognards sur le même os à ronger» . Alors que le fait divers, c'est son nonosse à Totophe.

Récidivistes

Certes, les membres broyés au hachoir à viande, ça n'appelle pas la gaudriole. Le fait div', coco, c'est du sourcil froncé, de l'œil qui se plisse et de la voix qui pioche dans les graves. Après, il y a deux écoles : le plateau bleu police d'où l'animateur lance les sujets et le pas plateau ni bleu ni rien mais in situ. Dans la première, Sidonie Bonnec ( Enquêtes criminelles sur W9) dont on aura du mal à dire autre chose que ce que nous sommes en train d'écrire là : elle lance le sujet, pose trois questions au journaliste judiciaire Paul Lefebvre et zou. Dans 90' Faits divers sur TMC, Carole Rousseau n'en fait pas plus. Poung, fait la musique angoissante, et elle apparaît debout sur son fond donc bleu. Le ton est over dramatique : logique avec les membres broyés sus-cités ; moins quand 90' Faits divers fait, comme mercredi dernier, une spéciale anciens de télé-réalité…

Dans la seconde école, on est sur le terrain, coco. Avis aux fonctionnaires du 36, quai des Orfèvres, un individu louche rôde sous vos fenêtres, on dit ça, on dit rien : Jean-Marc Morandini qui vend sa came frelatée aux abords de la préfecture de police de Paris. Mais le meilleur d’entre tous, et le plus hondelattien aussi, c’est sur NT1 qu’il sévit : le commissaire Moulin en personne. Yves Rénier, planté dans un décor de bureau miteux de flic, sa machine à écrire hors d’âge, son globe lumineux, sa lampe à faire parler les suspects à coups d’annuaire. Rénier, il porte tous les crimes du monde dans les valbombes qu’il trimballe sous des yeux qui en ont trop vu. Dans sa voix d’outre-caveau, de rogomme, patinée à la Gitane sans filtre et par le scotch au goût amer des nuits sans sommeil.

Faux et usage de faux

A chaque générique, le même salmigondis d'images : une spirale d'ADN, le ruban «Crime Scene Do Not Cross», des empreintes, des gyrophares, des fourgons de police, du sang. Après, il y a de légères variations. Chez Momorandini, on a droit à un honteux pastiche des Who en référence aux Experts (un acte qui mériterait une petite séance au hachoir à viande de tout à l'heure, non ? Allez, s'il vous plaît, au moins le petit doigt). Sur NT1, Affaires criminelles vous tord les nerfs auditifs à coups de violents violons rythmés de crissements de lames, de pneus, de déflagrations et de verrous de prison qui claquent.

Et cette torture de nos yeux et oreilles pourtant innocents, on nous l'inflige 1 h 30 durant. «Zouim zouim zouim» , font les stressants violons singeant Hitchcock tandis que la voix off explique que déjà tout petit, cette victime d'erreur judiciaire prenait tous les coups. «Schlabang !» : fondu en forme d'éclair, images en brusque négatif, ralentis omniprésents, zooms tapageurs… Sur la palette du monteur, tout y passe. C'est que l'émission fait-diversière a un souci, une plaie béante : il n'y a pas d'images. Ces salauds d'assassins omettant de filmer leurs crimes, on n'a rien à se mettre sous l'œil. Alors on use et abuse des effets spéciaux y compris celui, très impressionnant, du journaliste local. Alors on filme sans cesse, et si possible de traviole, le panneau avec le nom du village si tranquille. Alors on fait du rébus télévisuel : des jouets dans un jardin pour parler d'enfants, une silhouette anonyme filmée flou pour camper un suspect, un plan sur des pieds enveloppés de chaussons bleus quand on évoque l'autopsie, une voiture de flic démarrant en trombe au moment de l'arrestation. Alors on fait de «l'image d'illustration» voire carrément de la reconstitution : l'accusatrice se rétracte et écrit une lettre d'aveu ? On voit un stylo courir sur le papier. Une collégienne se sent mal ? Roule, coco, tu files dans une école et tu filmes en faisant bouger la caméra.

Violence aggravée

Pas qu'on soit des petites filles, mais les émissions de faits div', c'est un peu dégueu. On s'y délecte de détails gore tel Yves «Bon appétit bien sûr» Rénier : «Son corps est lacéré de coups de couteaux, une quinzaine en tout, des plaies profondes aux bras, aux jambes, aux genoux, au thorax et à l'abdomen.» Vous infligera-t-on la «canule toute sale» , les gros plans sur les ustensiles rouillés et les opérations ratées d'un chirurgien esthétique option boucherie charcuterie ? Ah zut, trop tard. Autre ressort de cette complaisance : dans une histoire de viol de mineure, l'extrait de procès verbal grossi à la loupe et filmé crade à la lampe de poche où l'on distingue les mots que ne dit pas la voix off : «touché les seins», «pénétrer avec son sexe»…

Et de Morandini en Rénier, d' Affaires criminelles en Enquêtes qui ne le sont pas moins, les matons de la télé passent au hachoir les mêmes faits pas très divers, ces assassins si aisés à détester : Jamila Belkacem l'empoisonneuse, l'affaire Agnelet, Jean-Pierre Treiber… Lourde peine.

Paru dans Libération du 22 mai 2010

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