Yes Men, la tournée des pastiches

Arte diffuse ce soir le film du duo d’activistes passés maîtres dans l’art de l’imposture. Dans leur viseur, les dérives des multinationales et du capitalisme.
par Marie Lechner
publié le 15 septembre 2009 à 18h25

Il fallait voir la mine des New-Yorkais ce matin gris du 12 novembre 2008, les yeux écarquillés sur les titres du New York Times , ­stupéfaits et ravis : fin de la guerre en Irak, le Patriot Act abrogé, la réforme du système de santé entérinée, une loi sur le revenu maximum adoptée, l'extension des pistes cyclables… Une ­semaine à peine après l'élection d'Obama, le monde avait changé. «C'est un journal de rêve, c'est comme si on se réveillait et tout ce qu'on souhaitait était devenu réalité» , dit une passante.

Impossible ? Peut-être, mais on pourrait en dire autant de ces deux gars qui, le 3 décembre 2004, entrent dans le studio de la BBC en tant que représentants d'une grande multinationale et annoncent sur les ondes et écrans du noble service public britannique que «Dow Chemical accepte l'entière responsabilité de la catastrophe de Bhopal» . Un séisme, le jour du 20e anniversaire de la plus grande catastrophe industrielle de l'histoire, qui avait fait 15 000 victimes suite aux émanations de gaz mortel qui s'étaient échappées de l'usine de pesticides américaine. Dow Chemical avait toujours décliné toute responsabilité, et voilà que son porte-parole, Jude Finisterra, annonce avoir « dégagé 12 millions de dollars pour indemniser enfin les victimes» ( Libération du 4 décembre 2004) avec pour effet immédiat une chute de 3 % du cours de l'action. Sauf que Finisterra n'existe pas, et que l'édition du New York Times est un faux. Les auteurs de ces brillantes impostures sont les Yes Men , gonzo activistes qui n'en sont pas à leur premier coup d'éclat.

Docu fait maison, Les Yes Men refont le monde , diffusé ce soir sur Arte et qui sort en salles aux Etats-Unis le 7 octobre, est une réjouissante virée en compagnie de deux héroïques types en costard cravate, jamais à court d'idées pour faire éclater au grand jour les injustices. Les Yes Men («les béni-oui-oui») sont un mélange de Borat pour l'art du travestissement et de la farce azimutée, et de Michael Moore pour leur capacité à pointer les dysfonctionnements du capitalisme mondialisé. De préférence en se faisant passer pour un de ses repré­sentants.

Andy Bichlbaum, 46 ans, et Mike Bonnano, 41 ans, (deux des nombreux pseudos de Jacques Servin et Igor Vamos) ont uni leurs cerveaux vrillés lors d'un projet commun ®™ark, sorte de bourse en ligne où les activistes proposaient leurs plans de sabotage à des donateurs prêts à investir. Andy s'était fait virer en 1996 du studio de jeu vidéo Maxis pour avoir hacké SimCopter , en introduisant des légions de gars en maillot de bain se bisoutant. Et Mike, fondateur du Barbie Liberation Organization, avait interverti les voix des Barbie et GI Joe avant de les remettre en magasin pour Noël 1994.

C'est George W. Bush himself qui les rendit célèbres en 1999, déclarant qu'il «faudrait des limites à la liberté» lorsqu'il découvrit le faux site satirique Gwbush.com que les deux trublions lui avaient concocté. Encouragés par ce premier succès, ils créent dans la foulée un site pastiche de l'Organisation mondiale du commerce (lire ci-contre), fidèle à l'original mais aux propos légèrement déformés, «afin de les rapprocher de la vérité» . Ils reçoivent très vite des mails de personnes persuadées d'avoir affaire à la véritable OMC, sollicitant interviews et conférences, ce qu'ils s'empressent d'accepter. Cette stratégie sioux devient leur marque de fabrique (1). Ils jettent un hameçon dans le cyberespace (un faux site d'une organisation internationale ou d'une multinationale) et attendent que le poisson morde. Comme ils portent le costume gris souris à merveille, les rois de l'usurpation infiltrent, sous des patronymes rigolos (Hanniford Schmidt, Shepard Wolff, Erastus Hamm…) et avec une facilité déconcertante, les conférences où ils tiennent des discours ahurissants, craquant le vernis policé de la logorrhée capitaliste, avec force diapos Powerpoint et simulations 3D.

Ce deuxième film se concentre davantage sur les questions écologiques et dénonce avec humour (noir) «la cupidité des grosses multinationales qui détruisent la planète» . Dow Chemical, Exxon Mobil, Halliburton en font les frais. A la plus grande conférence canadienne sur le pétrole, ils font brûler des «cierges faits avec les cadavres de victimes des changements climatiques» devant un public horrifié. A La Nou­velle-Orléans, ils se font passer pour des représentants du gouvernement et annoncent que les logements sociaux vont être rouverts et que Exxon s'engage à financer la reconstruction. Dans une conférence sur le commerce en Floride, ils présentent un «Survival Ball», accoutrés d'une combinaison bulle ridicule au prix exorbitant, qui devrait sauver les riches en cas de désastre climatique. L'objectif : créer un électrochoc ou tourner en ridicule leur cible. Ce qui leur vaut quelques solides inimitiés et des accusations récurrentes de démagogie et de «cruauté» pour avoir suscité de faux espoirs.

Usurpation d'identité, intrusion illégale, faux et usage de faux, abus de confiance… Malgré leur lourd casier, les Yes Men n'ont jamais été vraiment inquiétés, car ils piègent les corporations dans leurs propres contradictions. Lorsqu'ils inondent Manhattan et d'autres villes américaines avec 80 000 exemplaires d'une édition spéciale du New York Times (une action spectaculaire réalisée avec la complicité de près d'un millier d'activistes bénévoles et 100 000 dollars de dons privés), ils espèrent, avec cette réplique si parfaite qu'elle en a mystifié plus d'un, proposer «un plan pour nous aider à imaginer un autre monde possible» . «Yes we can !» , avant d'être le slogan d'Obama, a toujours été celui des Yes Men.•

(1) A suivre dans le premier volet de leurs aventures «The Yes Men » (2003)

Paru dans Libération du 15 septembre 2009

Les Yes Men refont le monde, documentaire d’Andy Bichlbaum et Mike Bonnano. Arte, 20 h 45

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