Riposte graduée : le pire du pire ?

par Bruno Icher
publié le 18 juin 2008 à 10h37

Décembre 2009. Triste Noël pour l'industrie de la musique qui enregistre la pire chute de son chiffre d'affaires depuis dix ans. Les rayons disques des grandes enseignes sont dépeuplés, les fabricants de lecteurs CD abandonnent la production, majors du disque et labels indépendants sont au bord de la banqueroute et Amandine, gagnante de la Nouvelle Star 2008, envisage une carrière de comique. Comment en sommes-nous arrivés là? La loi Création et Internet, présentée comme la solution miracle par Christine Albanel, soutenue par les principaux acteurs de l'industrie du disque, a eu l'effet exactement inverse à celui escompté. Le texte, présenté en Conseil des ministres le 18 juin 2008 dans une version amendée par le Conseil d'Etat, n'avait pas prévu les innombrables dérapages qu'il a provoqués.

Pour mémoire, rappelons que la loi prévoyait une riposte graduée au téléchargement illégal. En clair, un système d’avertissements, par mails puis par lettre recommandée, afin d’inciter le pirate à cesser toute activité illégale. En cas de récidive, l’internaute se voyait sanctionné par une suspension de sa connexion Internet pour une durée d’un mois puis, à la récidive suivante, à six mois voire un an. Pour tenter de faire respecter l’ordre, une autorité indépendante a été mise sur pied: l’Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) qui devait chapeauter les fournisseurs d’accès (Numéricable, Free, Neuf, etc.) chargés de fournir les listes de leurs clients flibustiers. Or, rien n’a fonctionné comme prévu. Retour en six points sur la catastrophe industrielle.

Un malentendu de départ

Entre autres certitudes, le gouvernement pensait que la menace de sanctions suffirait à réduire à des proportions marginales l'ampleur du téléchargement illégal, ainsi que plusieurs sondages complaisants l'avaient laissé entendre. Lourde erreur. Les usagers réguliers des réseaux de peer to peer sont connus pour leur dextérité à trouver des parades. Ainsi, moins d'un mois après la publication des décrets d'application, le Net assistait à l'éclosion de techniques très efficaces d'échanges de fichiers. Des réseaux privés encodés de sorte à échapper aux radars, et regroupant chacun quelques centaines de personnes, se sont multipliés, empêchant toute surveillance des fournisseurs d'accès. Exemple type de ces petits réseaux, WASTE (10-50 personnes), dont les utilisateurs se regroupent par cooptation, est devenu la norme. D'autres systèmes, comme RapidShare , fonctionnant par abonnement de 20 euros tous les six mois, Mega Upload ou Freenet ont vu leur fréquentation exploser. La grande majorité des fameux 20% d'utilisateurs pirates du Net, désignés comme les assassins de la création, étaient à l'abri avant même de recevoir un premier mail d'avertissement.

La cacophonie des avertissements

Soucieux de semer une peur panique dans le camp des pirates, l’Hadopi a expédié des milliers de mails dans les premiers jours de l’entrée en vigueur de la loi. Peu les ont effectivement reçus. A commencer par ceux dont l’adresse mail ne correspondait pas au fichier des fournisseurs d’accès. Exemple: Jean-Pierre Corsaire est abonné chez Numéricable mais il a une boîte chez hotmail. Or, l’avertissement lui a été expédié sur sa boîte numéricable qu’il ne consulte plus depuis des années. Pire, la loi est ainsi faite qu’elle sanctionne le propriétaire de la ligne et non le pirate. Or, nombreux furent ceux qui ignoraient que leur ligne était utilisée par quelqu’un d’autre (sales gosses !) pour télécharger et qui, de bonne foi, poussèrent des hurlements indignés à réception de leur lettre recommandée.

La maladresse des sanctions

Pour l'exemple, le législateur devait faire tomber le couperet. Or, un grand nombre des exemples en question furent désastreux. Notamment les bénéficiaires d'offres groupées qui se virent non seulement privés d'Internet, mais aussi de téléphone et de télévision. La loi n'avait pas pris en compte le facteur humain et la glorieuse incertitude liée à l'intervention des techniciens chargés de la besogne. Certains cas furent tragiques. Ainsi, cette vieille dame, abonnée au Net par ses petits enfants afin qu'elle s'adonne aux dames chinoises en ligne. La malheureuse n'avait pas pensé à sécuriser sa ligne et quelques voisins malveillants se sont connectés à son wifi, dont elle ignorait jusqu'à l'existence, pour télécharger par gigaoctets toutes sortes de divertissements illégaux. Comme elle n'avait jamais ouvert son mail et qu'elle n'a pas bien saisi les termes de la lettre recommandée, elle fut lourdement punie de six mois de suspension. La sévérité de la condamnation et la privation des dames chinoises eurent raison de la santé mentale de la paisible retraitée qui n'ose même plus écouter les Grosses Têtes à la radio de peur d'être à nouveau soupçonnée de piratage.

Les dérapages

Plusieurs affaires tournèrent en ridicule la loi. Ainsi, entreprises et services publics furent pris pour cible parce qu’ils n’avaient pas sécurisé leur ligne. Or, quelques salariés facétieux utilisaient la bande passante sur leur lieu de travail pour se fournir en divertissements numériques. La direction générale de Dolce Gabbana France, la poste principale de Niort (Deux-Sèvres), le bureau d’ingénierie d’Airbus, Libération sur un malentendu, sans oublier le siège de l’UMP, furent ainsi menacés de suspension. Ces innombrables bavures eurent pour conséquence une affluence vertigineuse de réclamations auprès de l’autorité judiciaire, vite débordée. Les retards s’ajoutaient aux ajournements et chaque dossier de réclamation exigeait un délai de six mois pour être traité.

Les mouvements de protestation

Accompagnant le concert permanent de couacs offert par l'Hadopi, un mouvement contestataire a fini par se constituer. Juste après que Télérama eut fait sa une sur le premier privé d'Internet dans le cadre de la loi, de nombreuses associations de «punis» se sont formées, appelant publiquement au boycot des majors du disque. Avec un certain succès. Le dernier album de Christophe Maé s'est vendu à 114 exemplaires et il est désormais obligé de donner un concert par soir au Don Camillo, cabaret parisien. Pour les autres, ce fut encore plus dur.

Le bilan

Comme certains opposants à la riposte graduée l’avaient prédit, les résultats de l’industrie musicale ne se sont pas améliorés d’un pouce. Désignés par les associations de consommateurs et de défense des droits de l’homme, les majors n’ont pas été capables de contourner le déficit d’image consécutif à cette loi qu’ils ont appelé de tous leurs vœux. Après plusieurs plans sévères de restructuration, les majors supplient actuellement le gouvernement d’étudier un nouveau dispositif. Quant aux fournisseurs d’accès, contraints de fliquer leurs propres clients, ils en sont à préconiser l’abandon pur et simple de leur plan haut débit pour revenir aux bonnes vieilles connexions à 56 kbits.

A lire également sur Ecrans.fr :

_ - Riposte graduée : pour ou contre ?

_ - L'Europe contre le projet français

_ - « Création et Internet » : Les défauts d'une loi

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