Toulouse: Sarkozy veut cadenasser le net

par Sophian Fanen
publié le 22 mars 2012 à 18h00
(mis à jour le 22 mars 2012 à 18h23)

«Toute personne qui consultera de manière habituelle des sites Internet qui font l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine sera punie pénalement.» Lors de sa déclaration qui a suivi la mort de Mohamed Merah à Toulouse ce jeudi, Nicolas Sarkozy a annoncé plusieurs mesures qu'il souhaite proposer au Parlement, parmi lesquelles ce «délit de consultation de sites terroristes». Courte et peu précise, la phrase prononcée par le président de la République tient davantage du politique que du projet législatif à un mois du premier tour de la présidentielle. Mais elle a fait bondir les défenseurs des droits individuels, sur Internet comme ailleurs.

« Notre première réaction, c'est un certain malaise, a ainsi expliqué à Écrans la secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM), Marie-Blanche Régnier. Ce drame vient à peine de s'achever et nous sommes déjà dans le temps de l'annonce politique.»

Concernant la pénalisation de la «consultation régulière de sites Internet qui font l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine» , elle rappelle qu'une disposition à ce sujet «existe déjà: l'incitation à commettre des actes terroristes a été ajoutée en 2004 à la loi sur la presse. Les moyens de cette apologie y sont définis très largement et intègrent Internet. Par contre, la simple consultation n'est pas punie aujourd'hui.»

«Pourquoi criminaliser la consultation d'un site et pas seulement les vrais terroristes, ceux qui alimentent ces sites» , demande Lucie Morillon, responsable des nouveaux médias chez Reporters sans frontières, ONG qui se dit «inquiète» après les déclarations de Nicolas Sarkozy. «Un journaliste ou un chercheur peut par exemple avoir besoin de consulter un site jihadiste dans le cadre de son travail , explique-t-elle. Il faut garantir le libre accès à ces sources.»

«Juridiquement, continue Marie-Blanche Régnier du Syndicat de la magistrature, la question de la "consultation habituelle" pose un premier problème d'établissement de la preuve. Ceci impliquerait une surveillance préalable, avec le risque d'atteintes importantes aux libertés publiques. Ensuite, il y a un problème d'efficacité. Il y a dans la loi une infraction similaire qui vise la pédopornographie l'article [227-23 du Code pénal, ndlr], et mon expérience de juge d'instruction, c'est que la justice n'arrive à prouver qu'il y a eu "consultation habituelle" de sites interdits qu'après un passage à l'acte. La preuve est en général réunie lors d'une perquisition. Pour l'établir avant le passage à l'acte, il faut un travail d'enquête de police par des brigades qui assurent une veille spécialisée.»

L'avocat Cédric Manara, spécialiste des questions juridiques touchant à Internet, ne croit plus à cette solution-là. «Ces brigades sont déjà datées, car les personnes qui sont susceptibles de fréquenter des sites pédopornographiques ou terroristes, se sachant surveillées, ont déjà basculé vers une navigation cryptée du type Tor ou VPN.»

Reste «le choix d'une société de surveillance où tous les internautes seraient visés et les fournisseurs d'accès mis à contribution pour verrouiller le réseau et dénoncer les visites sur des sites non autorisés , détaille Marie-Blanche Régnier. Un choix que l'on ne souhaite pas.»

«Ce type d'annonce à chaud, juste à la sortie d'un événement grave, rappelle la naissance du Patriot Act aux États-Unis, estime Cédric Manara. Après les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement américain avait alors justifié la mise en place d'un arsenal très dur de contrôle d'Internet par la nécessité de lutter contre le terrorisme. Maintenant, soit cette annonce ne débouche sur rien parce que le Parlement n'est pas en session actuellement et qu'il y a deux élections [présidentielle puis législatives, ndlr] avant qu'il siège à nouveau. Soit un texte à la Sarko est voté, c'est-à-dire quelques mots ajoutés à une loi déjà existante, qui resteront lettre morte. Ou alors c'est la bascule totalitaire comme en Arabie Saoudite ou en Chine: on se lance dans le deep packet inspection et on embauche des milliers de fonctionnaires pour assurer la censure du net.»

Un filtrage de masse qui toucherait directement aux droits inscrits dans la Convention européenne des droits de l'homme, ainsi qu'aux droits individuels garantis par la Constitution française et le Conseil constitutionnel, et qui a donc peu de chance d'être instauré dans l'état actuel de la France, estiment nos interlocuteurs. Les déclarations de Nicolas Sarkozy, quelques heures à peine après la conclusion d'un événement traumatisant comme les tueries de Montauban et Toulouse, n'en sont pas moins inquiétantes pour les libertés individuelles en France et sur Internet. Reporters sans frontières, qui a classé en 2010 la France «sous surveillance» pour sa politique vis-à-vis d'Internet, s'inquiète de voir le réseau systématiquement montré du doigt par le pouvoir politique. «Il y avait du terrorisme avant Internet, dit Lucie Morillon, donc s'attaquer à la toile n'est pas une bonne solution à un problème aussi crucial.»

Après les attentats d'Oslo et l'assassinat de 69 personnes sur l'île d'Utøya, en juillet 2011, le Premier ministre norvégien avait annoncé que son pays répondrait à la violence par «plus de démocratie, plus d'ouverture» . On en est loin en France.

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