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Libération

Numérisation: «Il faut s’allier pour peser sur Google»

par Frédérique Roussel
publié le 15 octobre 2009 à 11h36

Cinq ans après le lancement de son programme de numérisation de livres, Google Books a mis en ligne 10 millions d’ouvrages grâce à ses partenariats avec des bibliothèques (29 aujourd’hui dans le monde) et des accords avec des éditeurs. Or il a indifféremment traité des livres tombés dans le domaine public et d’autres sous droits d’auteur, déclenchant l’ire des ayants droit.

Après trois ans de procès contre Google, les éditeurs et auteurs américains (1) ont négocié un accord, le «settlement», qui vient d’être retoqué par le département antitrust américain. Google doit revoir sa copie avant de passer devant un tribunal de New York, le 9 novembre, pour une éventuelle validation. Les éditeurs français, italiens et allemands ont notifié à la justice américaine leur ferme opposition à ce protocole d’accord.

En France, le groupe La Martinière, le Syndicat national de l’édition et la Société des gens de lettres ont assigné Google en justice le 24 septembre devant le tribunal de grande instance de Paris pour avoir scanné des livres sans autorisation préalable, réclamant 100 000 euros d’astreinte par jour et par infraction constatée et 15 millions d’euros de dommages et intérêts. Le jugement a été mis en délibéré au 18 décembre. En marge de ce bras de fer, l’annonce d’un possible aboutissement des négociations entre la Bibliothèque nationale de France et Google a réveillé la polémique.

Spécialiste des Lumières et de l’histoire du livre, directeur depuis 2007 de la plus grande bibliothèque universitaire au monde, à Harvard (Massachusetts), ­Robert ­Darnton (2) se réjouit de l’élargissement de l’accès au savoir mais émet de fortes réserves sur la suprématie de Google.

Entretien croisé exclusif réalisé à Harvard entre Robert Darnton, dont la bibliothèque a signé un accord avec le géant américain, et Bruno Racine, président de la BNF.

L’arrangement négocié entre Google et les éditeurs et auteurs américains a été critiqué par le département antitrust. Doit-il y avoir un accord ?

_ Robert Darnton : Oui. J'y vois la possibilité d'une énorme bibliothèque numérique, ouverte à tout le monde. Une sorte de démocratisation de la littérature. En même temps, j'y vois un danger de monopole. Celui de Google. Et les monopoles ont tendance à abuser de leur pouvoir. Google assure se consacrer à la diffusion de l'information. Je veux bien. Mais qu'est-ce qui me dit que dans dix ans, d'autres personnes ne vont pas s'emparer de la direction du moteur de recherches, que l'entreprise ne va pas disparaître ou tomber dans d'autres mains ? Le «settlement» prévoit la vente de livres numériques et une rétribution des éditeurs et de Google (respectivement à hauteur de 63 % et de 37 %). Sous la direction actuelle, les prix, pour cette bibliothèque numérique immense, seront peut-être raisonnables, mais dans trois, dans dix ans, ces prix ne vont-ils pas évoluer dans le même sens que celui des périodiques scientifiques ? Les monopoles ont tendance à imposer des tarifs et cela menace les bibliothèques. Il faut défendre ce que j'appelle le bien public contre cette tendance.

_ Bruno Racine : Il faut rappeler la distinction fondamentale entre ce qui relève du domaine public et ce qui est protégé par le droit d'auteur. Harvard a un accord avec Google pour la numérisation de ses fonds tombés dans le domaine public et Robert Darnton a exprimé des réticences au projet d'accord examiné par les tribunaux américains, accord qui porte sur l'accès aux œuvres encore protégées. Il y a une problématique qui est propre aux Etats-Unis puisque l'accord aura une application territoriale, s'il est approuvé. Mais il est clair que compte tenu de l'ampleur de son programme, Google a, sinon un monopole, une position dominante. Et on ne voit pas de concurrent capable de rattraper son avance.

Que pensez-vous de la polémique, en France, concernant un possible accord entre la BNF et Google ?

_ R. D. : Je ne l'ai pas suivie de près. J'ai lu l'ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, où il parlait beaucoup d'un impérialisme culturel américain. Je suis un peu sceptique. Ici, aux Etats-Unis, je ne vois pas de divisions qui opposent la gauche et la droite. Il s'agit plutôt d'un engagement civique. Les bibliothèques ont pour vocation de mettre des livres à la disposition des lecteurs. Google a pour vocation de faire de l'argent. Entre les deux, un compromis valable peut être trouvé. Ayant traité avec Google pendant près de deux ans, je me méfie de leur dévotion à l'intérêt public et je pense donc qu'il faut un accord solide, qui protège cet intérêt.

_ J’ai également bien étudié l’avis, déposé par la France devant la même cour, qui insiste beaucoup sur l’importance de la vie privée, la protection de l’intérêt de l’individu contre le danger d’une accumulation de données qui le concernent et qui peuvent être exploitées.

Google saura qui a lu quoi et quand ; qui a acheté quoi et qui habite où… Il y a une vingtaine de déclinaisons de ­Google, et ces données peuvent être ­exploitées commercialement. Je crains qu’il en sache plus sur moi que, par exemple, la CIA ou le FBI. Je n’aime pas l’idée que l’individu puisse être dominé par l’information.

Que faut-il faire des œuvres orphelines, dont les ayants droit sont inconnus ?

_ R. D. : Les œuvres orphelines concernent une masse énorme de livres publiés entre 1923 et 1964, environ 7 millions d'ouvrages. Le projet d'accord américain prévoit que Google devienne virtuellement le propriétaire de cette masse de livres. C'est injuste.

En France, j’espère que vous allez légiférer pour qu’elles tombent dans le domaine public avec la possibilité de rémunérer les ayants droit qui se présenteraient. Mais aux Etats-Unis, il n’est pas sûr que nous puissions avoir une législation sur le sujet. On a déjà essayé. Chez nous, des questions de bien public sont souvent réglées dans le secteur privé. Mes réserves concernent plus largement le droit d’auteur. Je trouve sa durée excessive : soixante-dix ans après la disparition de l’auteur ! La première loi de copyright date de 1790, élaborée pour quatorze années renouvelables. Je voudrais bien revenir au XVIIIe siècle et avoir une législation de ce type !

B. R. : Concernant les œuvres orphelines, nous pensons qu'il faut une loi et des obligations claires. Cela a été une de mes premières préoccupations quand j'ai été nommé à la tête de la BNF. Nous avons lancé, avec nos partenaires européens, un programme financé par l'Union pour définir les modèles juridiques et économiques possibles, principalement pour les œuvres orphelines ou épuisées.

Les différences nationales sont importantes. La Norvège a ainsi mis en place un système où les habitants ont accès gratuitement à toute la production nationale, ancienne ou récente, parce que l'Etat a donné à la bibliothèque nationale les moyens d'indemniser les éditeurs. En Allemagne, la bibliothèque nationale rachète, mais à un prix symbolique, le droit de numériser et de rendre accessible les œuvres orphelines les plus anciennes. Il y a enfin, bien sûr, l'expérience que nous avons mise en place avec les éditeurs français sur ­Gallica [la bibliothèque numérique de la BNF, ndlr] , qui devrait prendre davantage d'ampleur. Mais nous avons besoin d'une loi et il faut saluer l'intention déclarée du ministère de la Culture dans ce sens.

Qu’en est-il de l’accord signé entre ­Harvard et Google en 2005 ?

_ R.D. : L'accord est limité aux ouvrages qui relèvent du domaine public. Google a numérisé 800 000 ouvrages aujourd'hui disponibles pour tout le monde. En revanche, Google ne nous permet pas d'exploiter les fichiers numériques jusqu'en 2050, je crois.

Et cela ne pose-t-il pas un problème ?

_ R.D. : Si. Mais en même temps, c'est un avantage pour le public, qui peut les consulter sur Google. Nous avons reçu un exemplaire numérisé que nous n'avons, donc, pas le droit d'exploiter. De plus, les contrats entre Google et chaque bibliothèque varient. Nous n'en connaissons pas les détails parce que Google exige le secret.

B. R. : Dans le cas des discussions préliminaires que nous avions eues avec Google, la proposition était que les œuvres de la BNF qui auraient été numérisées par Google soient également accessibles à travers Gallica et Europeana. Sans quoi, il n'y aurait pas eu de discussion possible. La position dominante de Google est liée à des périodes d'exclusivité d'exploitation des données numériques. Au-delà de cette période, le matériau redevient libre. Et il est toujours détenu par des institutions comme la bibliothèque de Harvard.

_ Tout devrait nous inciter à réfléchir dès maintenant à la manière dont, en tant qu’institutions non commerciales désireuses de propager le savoir, nous pourrons enfin travailler ensemble à long terme en assurant la conservation pérenne des données. Un cadre commun a manqué aux bibliothèques pour intégrer un certain nombre de préoccupations d’intérêt public dans les contrats particuliers. A la dernière conférence des bibliothèques nationales européennes, il y a quinze jours à Madrid, j’ai constaté qu’à part la France, aucun Etat européen n’était prêt à investir de manière significative dans la numérisation et que le recours à des partenaires privés était la seule option disponible pour la plupart de mes collègues. Nous avons donc, avec les Anglais, proposé d’élaborer une charte commune des bibliothèques pour leurs négociations avec Google ou d’autres. Pendant qu’il en est encore temps, essayons de nous mettre d’accord sur un niveau d’exigence commun minimal. Cette question sera bien sûr abordée dans le cadre de la réflexion que Frédéric Mitterrand a annoncée sur le sujet.

R.D. : Très bonne idée. J'aimerais voir cette charte et y souscrire. Pourquoi ne pas créer une sorte de front international de bibliothèques ? Elles pourraient ainsi s'appuyer les unes sur les autres, notamment pour leurs exemplaires numérisés. Pourquoi ne pas les accumuler et créer une bibliothèque numérique qui soit internationale ? C'est un projet qui démarre aux Etats-Unis, avec la fondation Hathai. L'idée est de créer une masse de données gigantesques des titres sous droits numérisés par Google, qui a d'ailleurs accepté que plusieurs bibliothèques mettent ensemble, mutualisent, leurs exemplaires numérisés. Ils ne peuvent pas les communiquer librement mais, au moins, ils préparent leur conservation.

Au rythme actuel, nous n’avançons pas assez vite au niveau de la presse française. Le monde du livre ne se trouve-t-il pas à un tournant inédit ?

_ R.D. : Ce monde-là, celui du libre accès au savoir, dérive des Lumières, qui rêvaient d'une République des lettres. Mais au XVIIIe siècle, peu de gens pouvaient lire et avoir accès à la culture. Aujourd'hui, nous pouvons créer une République des lettres ouverte à tout le monde. Le risque, c'est une domination du paysage par des grandes sociétés qui ont avant tout des intérêts commerciaux. Numérisation veut dire démocratisation : c'est notre responsabilité en tant que chefs de bibliothèques. Nous sommes tous membres de cette ­République des lettres.

(1) La Guilde des auteurs et l’Association des éditeurs américains (AAP).

(2) A paraître, le 5 novembre aux Etats-Unis, The Case of Books (Public Affairs).

Paru dans Libération du 14 octobre 2009

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