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Libération

«Je suis toujours inquiet pour le Web»

par Christophe Alix
publié le 19 janvier 2011 à 10h03
(mis à jour le 19 janvier 2011 à 10h56)

Tim Berners-Lee est un personnage aussi discret que volubile lorsqu’on l’interroge sur sa création. Légende vivante, ce Britannique de 55 ans est l’inventeur du Web qu’il a mis au point à la toute fin des années 80 afin de permettre aux chercheurs du Cern, le laboratoire international de recherches nucléaires de Genève, en Suisse, de mieux faire circuler leurs travaux.

Le Web est basé sur trois piliers : les liens hypertextes sur lesquels on peut cliquer et leur protocole (HTTP), le système d’adresses (URL) et le langage de construction des pages (HTML). Par extension, il englobe les sites qui peuvent être consultés dans un navigateur, et n’est que l’une des briques d’Internet. Parmi les autres, le courrier électronique ou encore les applications mobiles.

Tim Berners-Lee, diplômé d'Oxford, désormais basé au célèbre MIT de Boston (Massachusetts Institute of Technology), ingénieur aussi fulgurant dans ses développements que passionné par sa matière, continue de présider aux destinées du Web. Il ne cesse de le faire évoluer à la tête du W3C, le consortium qu'il a créé en 1994 pour permettre à son bébé de grandir de la manière la plus harmonieuse possible. Annobli par la reine d'Angleterre en 2004, l'homme est plutôt rare dans les médias. Il a croisé la route de Libération , à la fin 2010, lors d'une conférence du W3C à Lyon. Entretien tous azimuts et tout terrain avec Papa WWW.

Le patron de Wired , Chris Anderson, a écrit récemment que le Web était mort , que l’on pouvait aujourd’hui passer une journée à s’informer et communiquer sur Internet mais sans aller sur le Web. Qu’est-ce que cette provocation inspire au père du Web ?

ll y a une tendance très forte au développement d’applications «natives» conçues pour des mobiles comme l’iPhone, des tablettes, etc. Le problème, c’est que l’on ne peut pas les référencer comme avec les pages web, les archiver et retrouver, des années après, leur trace via un moteur de recherche, etc. Il n’y en a aucune mémoire collective. C’est pourquoi nous travaillons, au consortium W3C à créer justement des webapplications, directement disponibles sur la Toile. Elles permettront, par exemple, d’enregistrer directement un son sur le Web, de faire de la géolocalisation, le même genre de services qu’avec les applications actuelles, l’universalité en plus.

L’époque est également à l’apparition de sites plus ou moins «clôturés» sur la Toile comme Facebook, des environnements certes bien plus limités que le Web mais parfaitement balisés et tellement plus rassurants, notamment pour les néophytes…

Les gens se sentent bien dans ces boîtes mais ils sont vite frustrés par cet enfermement. Cela rappelle les débuts d'Internet grand public avec les «walled garden» qui fleurissaient partout, ces jardins clôturés comme on surnommait les services en ligne Compuserve, AOL ou Prodigy. Avec l'essor du Web, ils se sont vite retrouvés en compétition avec les sites directement accessibles sur la Toile. Soit ils ont disparu, soit ils ont survécu en les imitant. Les tenants de l'ouverture et de l'interopérabilité finissent toujours par l'emporter tout simplement parce que ce modèle est le plus favorable à l'innovation. Le Web est peut-être plus touffu, moins organisé, mais allié à la concurrence et l'émulation entre ses acteurs, c'est un écosystème qui a permis des avancées fantastiques très rapides. Dans le genre, le site new-yorkais Diaspora, qui fait le pari d'un réseau social ouvert et décentralisé, me paraît aujourd'hui une bonne alternative à Facebook.

Etes-vous inquiet pour l’avenir du Web ? Peut-il être marginalisé ?

Mais je l’ai toujours été ! Si je regarde vingt ans en arrière, le Web a toujours été menacé depuis sa création. Je me rappelle qu’au tout début, les juristes me mettaient en garde contre le fait de pointer des liens vers des pages sans y avoir été autorisé ! Toutes ces menaces n’ont pas empêché les grandes entreprises de la high-tech de saisir l’importance vitale de standards ouverts pour leur développement en ligne. Chacune a sa stratégie propre pour capter au mieux ses clients, mais elles n’ont jamais cessé de collaborer à l’intérieur du W3C, le consortium de tous les acteurs du Web. C’est un modèle fragile mais très vertueux qui fait, par exemple, que grâce au HTML5, les mêmes contenus vont pouvoir être rendus de la même manière sur tous les écrans connectés, du plus petit au plus grand. C’est ça la force du Web !

L’autre menace qui pèse aujourd’hui sur le Web, ce sont les Etats qui cherchent à le contrôler de plus en plus étroitement, et pas seulement les dictatures. L’Australie, par exemple, a un projet de grande barrière à la chinoise afin de bloquer la pornographie infantile. Qu’en pensez-vous ?

Il est légitime que les Etats cherchent à se protéger au maximum contre toutes les formes de criminalité. Mais le droit de chacun à se connecter librement l’est tout autant, et un pays comme la Finlande en a même fait un droit fondamental de sa République. Ils n’envoient pas de messages menaçants si on a téléchargé de la musique là-bas…

Vous faites allusion à l’Hadopi ?

Je suis vraiment contre. Internet est fait pour communiquer, pas pour en être privé ! Cette idée de sanction par la déconnexion n’est pas seulement stupide, elle est grave à l’ère de la société de l’information. Prive-t-on les gens de leur voiture parce qu’ils ont écouté un CD volé ou un fichier téléchargé illégalement dans leur autoradio ? Il ne peut y avoir de traitement spécifique réservé aux délits en ligne, c’est la même loi que dans le monde physique qui doit s’appliquer. La meilleure manière de lutter contre le téléchargement, c’est encore une fois d’innover afin de convaincre les consommateurs. Certains y arrivent très bien…

Quel jugement portez-vous sur la politique de la Chine en matière d’Internet?

La Chine a des contacts avec le W3C, et c’est une bonne chose. On ne peut pas leur demander de changer trop vite et sur le long terme, je suis persuadé que le pays se dirige vers un Internet plus ouvert et plus libre. Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis confiant mais j’ai espoir.

On parle beaucoup d’une remise en cause de la pourtant éprouvée neutralité d’Internet. Quelle est votre position ?

Le danger est variable selon les pays. Je remarque que là où elle est le plus remise en cause, on a affaire à des marchés de l’accès à Internet peu concurrentiels, comme aux États-Unis. La concurrence favorise un secteur d’Internet plus ouvert et sans barrière, et vice-versa, les deux mouvements se renforçant mutuellement. Ma position de principe reste que lorsqu’un opérateur fournit un accès au réseau, il fournit l’accès à tout le réseau, sans discrimination ni barrière tarifaire spécifique. Point à la ligne.

Votre Internet idéal est-il un Internet dans lequel le droit à une forme d’anonymat serait garanti ?

Ce que je peux vous assurer, c’est qu’au W3C, on n’est pas anonyme ! Si l’on prend un site comme WikiLeaks, je pense que l’identification précise des sources y est très importante, c’est un gage de sérieux et de crédibilité. Un message anonyme n’en a aucune. La société dans son ensemble doit aujourd’hui décider jusqu’où elle accepte l’anonymat sur les réseaux. Et ma seule certitude, c’est que la réponse à cette question sera très compliquée à trouver.

Paru dans Libération du 18/01/2011

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