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Libération

La cité des lieux communs

par Stéphanie Binet
publié le 29 septembre 2010 à 19h11

La Cité du mâle , documentaire de Cathy Sanchez, sur Arte, ce soir à 21 h 35.

Quelques personnages floutés et certains passages du commentaire bipés. Voilà les maigres retouches que devrait apporter le producteur Doc en Stock au documentaire la Cité du mâle qu'Arte diffuse ce soir, après l'avoir déprogrammé à la dernière minute il y a un mois, suite à un appel affolé de la journaliste qui a permis sa réalisation, Nabila Laïb. Depuis, elle menace de déposer un référé contre la société de production pour «approximations, erreurs, mensonges» (ce qu'elle n'a toujours pas fait à l'heure où nous imprimons) tandis que la réalisatrice du documentaire, Cathy Sanchez, annonce en retour vouloir assigner la journaliste en diffamation…

La Cité du mâle se veut un document inédit sur les violences faites aux femmes à Vitry-sur-Seine, ville du Val-de-Marne où est morte en 2002 Sohane Benziane, 17 ans, brûlée vive par un amoureux éconduit qui voulait lui interdire les portes de la cité. Dans la version qui devait être diffusée le 31 août, le documentaire interroge des machos immatures qui squattent au pied des cités. Il s'entame par la démolition d'une des barres de la cité Balzac à Vitry-sur-Seine. Le commentaire - grosse voix dramatisante - précise que c'est la barre où est morte Sohane. En fait non, l'immeuble où Sohane a agonisé est encore debout.

Peu importe, la réalisatrice Cathy Sanchez profite de cette démolition pour interroger une habitante. Toujours émue par le souvenir de Sohane, la femme est prise à partie par un grand Black, qui se dit ami de l'assassin : «Je vais te mettre une grande gifle dans ta bouche. Evite de parler.» Hors-champ, une autre voix (faute incluse) : «Qu'elle crève Sohane, qu'elle va en enfer» .

Présente ce jour-là, Nabila Laïb (que Doc en Stock s’obstine à qualifier de «fixeuse» alors que sa fiche de paie indique «journaliste-pigiste») ne pensait pas que la séquence avait été filmée. Laïb, écartée du montage du documentaire pour lequel elle a pourtant trouvé la majorité des protagonistes, la découvre le jour de la diffusion chez Doc en Stock. En regardant les quinze premières minutes, Laïb dit avoir été prise d’un malaise. La journaliste, 31 ans, mère de deux enfants, est une proche de la famille Benziane, amie des sœurs de Sohane qui habitent toujours la cité Bourgogne.

Nabila Laïb a commencé le journalisme dans la revue de SOS racisme, Pote à Pote , a cosigné des enquêtes dans le Point , puis a suivi la formation de l'ESJ à Montpellier et a obtenu un contrat de qualification à France 2. La jeune femme a su exploiter ses contacts privilégiés dans les banlieues. Après avoir refusé une première fois en mars 2010 d'être «fixeuse» pour ce documentaire, elle se laisse convaincre un mois plus tard par un poste de journaliste, avec la promesse, dit-elle, que «le documentaire parlera plus largement de l'évolution des rapports garçons-filles dans les quartiers» . Le rédacteur en chef de Doc en Stock ainsi que le producteur, Daniel Leconte, n'ont pas voulu commenter les déclarations de leur journaliste. Après avoir reçu Libération , Daniel Leconte nous a interdit d'utiliser ses propos, de peur qu'ils soient utilisés en justice. La réalisatrice, elle, est invisible et ne s'exprime pas depuis le début de l'affaire.

Laïb dit avoir présenté une cinquantaine de personnes à la réalisatrice. Au final, la Cité du mâle donne la parole à dix jeunes hommes, entre 18 et 24 ans, à quatre jeunes femmes de 15 à 22 ans, et à une mère de famille. Au mieux, ils ont une attitude passive, au pire, le plus souvent, ils tiennent un discours effrayant de bêtise, violent et sans aucune distance. Seul un adulte, animateur et rappeur - présenté comme un fils de polygame -, remet dans les deux dernières minutes du film les témoignages en perspective.

Mais ce qui aurait pu être finalement un point de vue d'auteur, une manière caricaturale mais efficace de mettre certains jeunes de quartier devant leur machisme, est malheureusement discrédité par le commentaire. Il ne donne jamais les statistiques des violences faites aux femmes, un phénomène national et pas spécifique aux quartiers, et est truffé d'erreurs. Ainsi apprend-on que Hakim et Yassine, «à 24 ans, vivent de petits business, de petits trafics. Jamais levés avant midi, ils tiennent les murs» . Sauf que Hakim travaille à l'aéroport d'Orly depuis 2005, son casier judiciaire est vierge, et que Yassine est intérimaire.

Toujours selon le commentaire, Okito, 18 ans, est un jeune Français d'origine sénégalaise, chef de bande de la cité Barbusse. Il est d'origine congolaise, et lycéen, en dernière année de BEP. Sa mère Nicole, qui a cinq enfants, est terrifiée à l'idée que le docu soit diffusé : «J'ai des enfants mineurs encore sous mon toit , raconte-t-elle à Libération, j'ai peur qu'on me retire la garde si le papa voit ça. On va dire au monde entier que je suis une mauvaise mère.» Elle raconte les circonstances du tournage : «Un jour, je suis rentrée du travail, j'ai trouvé des gens avec des caméras chez moi. Cathy et Nabila m'ont expliqué qu'elles faisaient un reportage sur les jeunes de cité, qu'ils n'étaient pas comme les gens le croient, et elles voulaient aussi m'interviewer pour expliquer comment je fais pour élever mon fils seule, ici. Je ne savais pas que ça passerait sur Arte ou Internet.» Depuis, Okito a honte des extraits diffusés sur Internet. Il ne sort plus de chez lui.

Paru dans Libération du 29/09/2010

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