La guerre en télé-virtualité

par Marie Lechner
publié le 2 mai 2011 à 10h17

Pendant que les talibans font s'évader près de 500 détenus de la prison de Kandahar en creusant un tunnel , les marines du 266 Rein et HMLA-169 tuent l'ennui «quelque part au fin fond de l'Afghanistan» en faisant un lipdub du dernier hit de Britney Spears, vu plus de 2 millions de fois sur YouTube :

Considérer la guerre en Afghanistan comme sujet idéal d'un spectacle de télé-réalité apparaît par conséquent moins déplacé qu'il n'y paraît. Avec Afghan War Diary , l'artiste suisse Matthieu Cherubini réexamine le conflit dans un projet automatisé qui combine les carnets de guerre de l'armée américaine révélés par WikiLeaks, les massacres virtuels dans le jeu vidéo en ligne Counter-Strike et le globe virtuel Google Earth. A chaque fois qu'un avatar est abattu dans Counter-Strike , jeu de tir multijoueur qui met aux prises terroristes et antiterroristes, le programme fouille la base de données de WikiLeaks et ses 75 000 documents confidentiels sur la guerre en Afghanistan. Des rapports qui renseignent notamment sur des actions militaires meurtrières. Le lieu de l'attaque est ensuite localisé sur Google Earth.

L'internaute est confronté à un triptyque d'images satellites, zoomant et dézoomant sur des paysages désertiques et rocailleux dans un vertigineux survol géographique des zones de combat. A chaque nouveau frag (quand un joueur en tue un autre) sur l'un des serveurs de Counter-Strike (sélectionnés de manière aléatoire autour du monde) s'affiche le lieu d'une nouvelle attaque grâce aux coordonnées de géolocalisation contenues dans les rapports militaires, la date, le nombre de victimes… Tant que les joueurs s'entretuent sur le jeu multijoueurs, les paysages poursuivent leur folle et hypnotique valse.

Le dispositif neutre de Google, la froideur du processus automatique, est encore renforcé par l'interface qui évoque une table de contrôle informatique. Un triptyque sans aucune présence humaine, seuls des chiffres brut(aux) renforcent l'effet de distanciation, de virtualisation du conflit. Afghan War Diary , c'est un peu «la guerre comme si vous n'y étiez pas» . Et ce n'est pas sans rappeler les vidéos Serious Game d'Harun Farocki, où les soldats américains s'entraînent sur des simulateurs pour leurs futures opérations en Afghanistan.

La partition en trois images suggère un « système de caméras de vidéosurveillance ou une peinture religieuse ». Pour l'artiste suisse, son projet vise avant tout à montrer «le côté voyeur de ces documents et la façon dont nous absorbons et consommons cette information» . Matthieu Cherubini dit avoir été «surpris par l'enthousiasme suscité par les données publiées par WikiLeaks» , et ce d'autant «qu'on pouvait trouver des bases de données publiques créées bien avant WikiLeaks, mais à l'exception de quelques designers intéressés par la visualisation des données, ou de journalistes, cela n'intéressait pas grand monde» . D'après lui, ce n'est pas tant le contenu «qui n'était pas d'un intérêt primordial», mais le fait que ces informations étaient étiquetées «top secrètes et volées» qui explique cette curiosité soudaine.

«Mon projet se veut une sorte de spectacle de télé-réalité basé sur WikiLeaks. Où les acteurs sont des soldats virtuels qui ne sont pas conscients que leurs actes génèrent un projet sur la guerre en Afghanistan et où les spectateurs sont totalement passifs face aux événements. Et nous le sommes tous face à ces conflits qui se développent sur notre planète. S'intéresser aux données de Wikipédia n'est pas tant s'intéresser aux atrocités de la guerre qu'à ce que le gouvernement nous cache» , déplore l'artiste.

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