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La mort de JFK dans le viseur de Zapruder

En filmant l'assassinat du Président en 1963, un tailleur de Houston réalise le plus célèbre reportage de l'Histoire.
par Olivier COSTEMALLE
publié le 21 août 2007 à 9h16

Ce 22 novembre 1963, à Dallas, Abraham ­­Zap­ruder grimpe sur un muret en béton, d'où il surplombe Elm Street. Il tient à la main sa ­caméra 8 mm, une Bell & Howell 414 Zoomatic, un modèle à ressort à la pointe de la technique de l'époque. Il demande à sa secrétaire, Marilyn Sitzman, de le tenir par les jambes : il est sujet au vertige. Il est 12 h 29. Dans quelques secondes, il va tourner le reportage le plus célèbre de l'Histoire. Et devenir, par la même occasion, l'ancêtre de tous les «journalistes citoyens» d'aujourd'hui.

Fenêtres. Son film, muet mais en couleurs, dure 26 secondes, soit 486 images. On y voit la limousine décapotable du président John F. Kennedy qui débouche de Houston Street et s'engage dans Elm Street, suivie d'un cortège de motos de police et de voitures officielles. Le convoi passe derrière un panneau routier qui le masque quelques secondes. Puis l'image n° 313 montre la tête du président américain qui ­explose, touchée par une balle. Zapruder, imperturbable, continue à tourner. Le film s'achève lorsque la voiture présidentielle s'engouffre dans un tunnel.

Le film de Zapruder (DR)

Zapruder est tailleur de profession. Né en 1905 en Ukraine, d'une famille juive russe, il a d'abord émigré à Brooklyn à l'âge de 15 ans, fuyant la guerre civile et les pogroms. En 1941, il s'établit au Texas. Il est le patron d'une petite entreprise de confection qui fabrique des vêtements pour dames sous les marques Chalet et Jennifer. Le matin de ce 22 novembre, il est à son travail lorsqu'il apprend que le président Kennedy va passer juste sous les fenêtres de ses bureaux. Marilyn Sitzman, sa secrétaire et réceptionniste, le convainc de rentrer chez lui chercher la caméra qu'il a achetée l'année précédente et qui n'a servi jusqu'ici qu'à immortaliser des anniversaires ou des ­pique-niques en famille. Et à 12 h 29, donc, perché sur son muret, il tourne le document qui va le rendre célèbre.

D'autres que lui auraient pu réaliser ce jour-là le film de leur vie. Ils sont au moins quatorze, sur Elm Street et ses environs, à prendre des photos ou à tourner avec des caméras d'amateur. Outre Zapruder, trois autres personnes ont saisi sur pellicule l'instant des coups de feu contre le président américain : Orville Nix, Marie Muchmore et un certain Charles Bronson (aucun rapport avec l'acteur). Une quatrième personne, une femme coiffée d'un fichu, a probablement capté toute la scène avec sa caméra : on la voit nettement sur de nombreuses photos. Mais le FBI n'a jamais réussi à la retrouver.

Quoi qu'il en soit, seul Abraham Zapruder montre des réflexes de reporter chevronné. Il s'est installé au bon endroit, sur une hauteur d'où il va pouvoir filmer l'arrivée du convoi. Et surtout il ne s'arrête pas de filmer malgré les coups de feu et la panique qui s'empare de la foule. D'autres spectateurs munis de caméras se sont arrêtés de filmer au moment des coups de feu. Certains étaient mal placés. D'autres encore se sont affolés et ont fait valser leurs objectifs dans tous les sens, si bien que leurs images sont inexploitables. Pas lui. Interrogé plus tard sur ce point, il dira qu'il était choqué mais qu'il a continué à tourner.

Promo. Il comprend immédiatement l'importance historique - et la valeur commerciale - de son film. Quelques minutes seulement après l'attentat, il croise Harry McCormack, un journaliste du Dallas Morning News , et lui raconte qu'il a enregistré toute la scène. McCormack croise à son tour un agent du Secret Service, Forrest Sorrels. Dans l'heure qui suit, McCormack et Sorrels sont dans les bureaux de Zapruder, qui accepte de céder une copie de son film au Secret Service mais seulement pour les besoins de l'enquête car il compte aussi le vendre. Sans doute pense-t-il, à juste titre, que toutes les télés vont s'arracher son document. Moins de deux heures après l'attentat, les trois hommes sont dans les studios de la chaîne de télé locale WFAA. Mais là, tout ne se passe pas comme prévu. La chaîne ne dispose pas du matériel adéquat pour développer le film. Ce qui n'empêche pas Zapruder de commencer sa promo. Interviewé par le présentateur vedette Jay Watson, il témoigne de ce qui s'est passé sans oublier de préciser que tout est là, dans sa caméra. Un rédacteur en chef du magazine Life voit l'interview et parvient à contacter Zapruder chez lui, à 23 heures. Rendez-vous est pris pour le lendemain.

Et, de fait, c'est à Life , et non à une télévision, que Zapruder vendra les droits de son «reportage», pour 150 000 dollars (près d'un million de ­dollars d'aujourd'hui, environ 744 000 euros). Il est convenu que l'argent sera versé en six ans par tranches de 25 000 dollars. Entre-temps, Zapruder a réussi à faire développer son film en urgence par un laboratoire Kodak. Il récupère l'original et une copie, et confie deux autres copies au Secret Service. Le 29 novembre 1963, une semaine après l'as­sassinat de Kennedy, Life publie 30 images en noir et blanc tirées du film de Zapruder.

Paradoxalement, le film lui-même va mettre des années avant d'être diffusé à la télévision, car Life veille jalousement sur son copyright et craint les copies «sauvages». Ce n'est qu'en mars 1975, soit douze ans après les faits, que le «film Zapruder», comme on l'appelle, sera diffusé à la télé, dans l'émission Good Night America de Geraldo Rivera sur ABC. Il s'agit d'une diffusion illégale d'une copie sans doute réalisée en 1969 à l'occasion du procès de Clay Show, lié à l'assassinat de Kennedy. Le film de Zapruder y a été projeté.

Cinéma gore. Une cascade de procès concernant les droits d'auteur du film va suivre. Pour résumer, les héritiers Zapruder (mort d'une tumeur cérébrale en 1970) vont récupérer les droits pour une somme symbolique et les céder en 1999 au Sixth Floor Museum de Dallas.

Selon le critique Jean-Baptiste Thoret, le film de Zapruder marque la naissance du cinéma gore, genre qui ensanglantera les écrans des années 70. Abraham ­Zapruder n'aurait pas apprécié, lui qui avait expressément interdit à Life de publier l'image n° 313 - celle de l'explosion du crâne de JFK - parce qu'il la jugeait épouvantable. Il n'aurait sans doute pas renié, en revanche, le titre de pionnier du journalisme participatif. Après tout, les images sautillantes de sa Bell & Howell tiennent encore la dragée haute à celles des téléphones portables d'aujourd'hui.

A voir également :


- Tous les films de l'assassinat de Kennedy

- Le mode d'emploi de la caméra Bell & Howell


- L'histoire détaillée du film Zapruder (en anglais)

Pour aller plus loin :

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