«Le Net, instrument de libération et d’oppression»

par Lorraine Millot
publié le 7 mars 2011 à 9h37

Originaire de Biélorussie, qu'il a quittée en 2001, chercheur invité à l'université Stanford en Californie, Evgeny Morozov fait beaucoup parler de lui aux Etats-Unis pour sa remise en cause du rôle libérateur d'Internet. Dans un livre, paru en janvier aux Etats-Unis, The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom , il dénonce les «cyberutopistes» qui envisagent qu'Internet peut apporter la démocratie aux peuples opprimés et exagéreraient son rôle dans les soulèvements de ces dernières années.

Ses thèses sont très critiquées outre-Atlantique, notamment par le Canadien Cory Doctorow qui l'accuse de négliger les vertus émancipatrices du Net . Mais Evgeny Morozov s'appuie sur une riche expérience personnelle, comme activiste notamment de l'ONG Transitions Online de 2006 à 2008, qui tente de promouvoir des nouveaux médias indépendants dans l'ex-Union soviétique. Il est aussi chercheur à la New America Foundation et contributeur de la revue Foreign Policy pour laquelle il dirige le blog Net Effect , sur les effets d'Internet dans la politique internationale.

Les soulèvements au Moyen-Orient semblent contredire vos thèses : ne reconnaissez-vous pas le rôle d’Internet dans les révolutions au moins en Tunisie ou en Egypte ?

Internet peut être un instrument de libération comme il peut être un instrument d’oppression. Je reconnais tout à fait qu’Internet a joué un rôle libérateur en Tunisie et en Egypte. Mais ce qui a créé la situation révolutionnaire, c’est plutôt le chômage et le désastre économique. La Toile a permis aux jeunes de partager leurs griefs, les a galvanisés. Dans d’autres cas, en revanche, la protestation a échoué, et le gouvernement utilise maintenant les nombreuses informations postées en ligne. C’est ce qui est arrivé en Iran après les manifestations de 2009. Sur Flickr, les autorités iraniennes ont collecté les photos des manifestants et les ont postées sur des sites officiels pour appeler à identifier les protestataires.

Internet joue-t-il un rôle en Libye ?

En Libye, il ne semble pas que le Net soit largement utilisé. Il y a très peu d’informations crédibles en provenance de Libye sur Twitter. Ce n’est pas du tout une révolution Internet. Et la protestation s’est malgré tout répandue. Cela rappelle que la Toile n’est une cause ni suffisante ni nécessaire aux révolutions, même de nos jours. Il y a eu des révolutions bien avant le Net, qui se sont aussi propagées de pays en pays, sans Facebook. Je ne dis pas cela pour minimiser son rôle, mais il faut se garder de tirer des conclusions trop générales sur le rôle du Net dans les récents soulèvements.

Les révolutions tunisienne et égyptienne sont-elles les premières à donner une place fondamentale au Web?

Il y avait déjà eu des exemples de larges mobilisations grâce au Web. En Colombie, en février 2008, des millions de manifestants sont descendus dans la rue pour protester contre les Forces armées révolutionnaires (Farc) suite à un appel sur Facebook. Mais la Tunisie et l'Egypte sont sans doute les premiers exemples de révolutions où la Toile a joué un rôle majeur. Et peut-être les derniers aussi. Les régimes autoritaires vont tirer les leçons de ces soulèvements. Si les présidents tunisien et égyptien sont tombés, c'est aussi parce qu'ils n'ont pas su neutraliser le Net comme le font la Russie, la Chine ou l'Iran. En Egypte, il a fallu six ou sept mois avant que le cyberactiviste Wael Ghonim soit arrêté. La prochaine fois, cela prendra six heures. Les régimes autoritaires apprennent vite.

Et la «révolution Twitter» de 2009 en Iran ?

Je ne crois pas que Twitter ait joué un rôle si important dans le mouvement de protestation de 2009, la plupart des usagers ayant été des Iraniens en exil à l’étranger. Mais les médias occidentaux ont tellement gonflé ce rôle de Twitter qu’Ahmadinejad lui-même y a cru. Depuis, le régime a pris de nombreuses mesures pour mieux contrôler les nouveaux médias. Plusieurs unités de police s’y consacrent, le gouvernement a son propre réseau social, le régime forme des blogueurs conservateurs ou religieux, et peut aussi mener des attaques cybernétiques. On les a vus récemment à l’œuvre quand ils ont attaqué le site de la radio Voice of America.

Facebook, nouvel allié des dictateurs ?

Oui, cela se pratique déjà. Au Soudan, les services secrets ont lancé sur Internet des appels à de fausses manifestations, juste pour voir qui descendrait dans la rue et arrêter les protestataires. Facebook et Twitter refusent encore obstinément de permettre aux dissidents d'utiliser des pseudonymes pour se protéger des régimes autoritaires. En Chine, Facebook a gelé le compte du dissident Michael Anti [Jing Zhao, ndlr] , après avoir appris que ce n'était pas son vrai nom…

Quels pays utilisent le mieux la Toile à des fins répressives ?

La Russie, la Chine, l'Iran ou la Biélorussie… Ces pays n'en sont plus seulement à filtrer les sites web, mais lancent également des cyberattaques ou s'adonnent à la propagande en ligne. En Russie, le journal d'opposition Novaïa Gazeta est régulièrement l'objet d'attaques informatiques. Non seulement, cela prend du temps pour les opposants de réparer les dégâts, mais cela les oblige aussi souvent à renégocier leurs contrats avec les compagnies qui les hébergent.

Ne faut-il pas des ressources énormes pour contrôler la Toile ?

Non, c’est une illusion de croire qu’Internet est trop vaste pour être contrôlé. Les gouvernements peuvent d’ailleurs aussi déléguer la censure à des firmes locales. Ainsi, les autorités chinoises demandent aux compagnies qui hébergent des sites de censurer les contenus antigouvernementaux. La Chine ou la Russie pratiquent aussi la propagande sur Internet qui peut parfois être plus efficace encore que la censure. Si un blogueur chinois accuse un édile local de corruption, plutôt que de supprimer son post, les autorités peuvent activer des blogueurs progouvernementaux : ils vont le discréditer, insinuer que ce mécontent agit pour le compte de la CIA, de l’Occident, du Mossad ou de je ne sais qui encore. La Chine a des armées de blogueurs, spécialement formés par le gouvernement. En Russie, quelques personnalités proches du pouvoir, comme Konstantin Rykov qui est maintenant élu à la Douma, ont constitué de vrais empires des nouveaux médias. On se demande bien d’où vient leur argent. Ces régimes ne se laisseront certainement pas surprendre par Facebook comme Moubarak a pu l’être.

Vous voulez dire que les nouvelles technologies peuvent prolonger la survie de certaines dictatures ?

Internet ne fera pas disparaître les problèmes de fond, le chômage ou une crise économique. Même si le gouvernement tunisien avait eu tout le savoir-faire des Chinois pour contrôler la Toile, cela n’aurait pas effacé le fait que la population y est très jeune, et très mécontente. La Tunisie aurait aussi dû apprendre des Chinois comment développer l’économie nationale. Les régimes russe et chinois sont populaires car ils assurent croissance économique et mieux-être pour une partie au moins de la population. Le Web n’est qu’un amplificateur de leur pouvoir.

D’où vient votre scepticisme ?

Quand j’ai rejoint l’organisation Transitions Online, je croyais que la Toile pouvait être une force de changement politique. Nous étions très naïfs. En Biélorussie, l’argent occidental investi pour y développer les nouveaux médias a même peut-être été néfaste. Les ONG occidentales ont embauché les meilleurs activistes, elles leur ont assuré des salaires confortables et ont plutôt étouffé la créativité. Je ne dis pas qu’il ne faut pas soutenir les nouveaux médias dans ces pays. Mais il ne faut pas croire qu’Internet peut suffire à amener la démocratie. La Chine a laissé sa population accéder de plus en plus largement au Web, et cela n’a pas fait disparaître le Politburo. Combien de blogueurs martyrs faudra-t-il pour changer le pays ? En Russie, sur la période 2003-2010, la pénétration du Net a fait un bond considérable, et la démocratie n’a fait que reculer. Dans cinquante ans peut-être, les deux courbes convergeront. Mais pour l’instant, ce n’est pas le cas, contrairement à ce que l’on prédisait.

La foi occidentale dans les vertus libératrices d’Internet n’est-elle pas aussi une façon de se donner bonne conscience, pour continuer à soutenir ou tolérer des dictatures ?

Bien sûr. En Egypte, d’un côté on soutenait les blogueurs, de l’autre on fournissait la police en gaz lacrymogènes. Les Etats-Unis accusent les Chinois d’entraver la liberté d’expression et leur vendent les technologies comme Narus qui permettent de filtrer la Toile. Ou bien ils s’attaquent à WikiLeaks quand le site publie des documents qu’on aurait voulu garder cachés. Faire croire aux blogueurs d’Azerbaïdjan que les Etats-Unis se soucient d’eux, et de la liberté du Net, plus que des approvisionnements en pétrole, c’est éveiller de faux espoirs et leur faire courir de gros risques.

Vous alertez aussi sur l’«e-opium», le Net serait le nouvel opium des masses…

Je ne dis pas que la Toile remplace la religion. Mais je réfute l’idée que beaucoup de gens avaient en Occident, selon laquelle il suffirait que les Russes, Chinois ou Iraniens soient connectés pour qu’ils ouvrent les yeux sur les abus de leurs gouvernements et se ruent sur les rapports de Human Rights Watch ou Amnesty International. Non seulement cela ne s’est pas produit, mais souvent le Web peut au contraire aider à dépolitiser les masses. Les outils anticensure que Washington veut promouvoir serviront aussi à accéder à des sites pornographiques ou à pirater des films d’Hollywood. Aux Etats-Unis, on a souvent une vision un peu idéaliste des citoyens de Russie, Biélorussie ou Chine. Tous ne sont pas des Andreï Sakharov ou des Vaclav Havel.

L’Occident est donc complice…

L'Occident développe la plupart de ces technologies qui permettent aux régimes autoritaires de contrôler leurs dissidents. Aux Etats-Unis, In-Q-Tel [une compagnie chargée par la CIA de lui fournir ce qui se fait de mieux en matière de nouvelles technologies de surveillance électronique, ndlr] permet à la CIA d'être informée de toute activité inhabituelle sur les réseaux sociaux . Si un grand nombre d'Egyptiens se mettent soudain à parler en ligne de Moubarak, on peut être sûr que la CIA est alertée. Les entreprises commerciales encouragent le développement de technologies de surveillance toujours plus poussées. N'importe quelle marque de cafetière veut savoir ce que les internautes pensent de ses produits.

Une fois la technologie créée pour analyser les impressions des consommateurs, elle peut aussi bien analyser leurs opinions politiques. Ces outils ne cessent de s’affiner, ils pousseront bientôt l’analyse jusqu’au niveau de chaque usager. Grâce à eux, on pourra faire de la censure sur mesure. Un internaute, qui a vingt-cinq amis banquiers d’affaires sur Facebook, pourra tout à fait accéder à des rapports sur les violations des droits de l’homme dans son pays, si tant est que cela l’intéresse. Un autre, qui a vingt-cinq amis connus comme des opposants, se verra au contraire barrer l’accès à ces informations, il n’aura droit qu’à des sites progouvernementaux. La censure sera personnalisée.

On en arrive à Big Brother ?

Big Brother n’est qu’une partie du problème. Beaucoup trop longtemps, en Occident, on s’est basé sur l’imagerie d’Orwell, tirée surtout de son roman 1984, pour décrire les Etats autoritaires. Mais on se référait aussi au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley avec sa contre-utopie de consumérisme et de divertissement, pour penser les problèmes des sociétés démocratiques. En réalité, nous avons besoin des deux visions, 1984 et le Meilleur des mondes, pour comprendre le fonctionnement du pouvoir dans les Etats autoritaires, et aussi le rôle que joue Internet. La Toile est un outil de surveillance et de distraction, il faut reconnaître ces deux rôles si nous voulons maximiser son potentiel démocratique.

Paru dans Libération du 05/03/2011

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