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Libération

«Le réseau se diffuse partout tel un spray»

par Christophe Alix
publié le 10 février 2010 à 10h20

A quoi ressemblera le Web de demain et surtout d’après-demain ? C’est l’objet du forum Netexplorateurs dont la troisième édition s’est tenue en fin de semaine dernière à Paris. Au menu, l’Internet chinois, bientôt le plus connecté - en nombre- au monde, la réalité augmentée ou encore la green-tech qui surfe plus vert. De la vitrine intelligente Eyelab au mobile transformé en labo d’analyses médicales, en passant par l’ordinateur sans support physique à navigation gestuelle, le forum a distingué onze innovations, souvent intéressantes et pour certaines d’entre elles plutôt flippantes. Cahier de tendances avec le très peu baba du Net Bernard Cathelat, sociologue et autrefois créateur des socio-styles de vie qui a tenté de discerner quelques lignes directrices parmi les 440 projets, start-up, ONG ou encore brevets sélectionnés.

Quelles grandes tendances tirez-vous de l’étude de tous ces sites ?

Il devient de plus en plus difficile de vivre à côté ou en dehors du Web. Internet n’est plus un monde virtuel, parallèle, un fantasme de recréation type Second Life. C’est un univers diffus dans lequel on baigne en permanence, bientôt sans même plus s’en rendre compte. Du coup, se pose la question de savoir si la culture pionnière du Net - qui s’était définie comme l’antithèse du monde réel à base de liberté absolue, de partage et de non-propriété, etc. - va perdurer. Que va-t-il rester de cet alter-Web en train de se transformer sous l’influence des Etats, des entreprises et des publicitaires ?

Ce n’est pas une vision optimiste…

Je ne juge pas, je constate. Une certaine normalisation est en route, c’est certain.

À quels signes la voyez-vous ?

A l’intérieur de ce réseau qui se diffuse partout tel un spray, nous discernons quelques lignes de force. Elles témoignent de cette incrustation du Web dans notre vie de tous les jours. Issue de la Silicon Valley, la première tendance est à la fusion de la nouvelle économie avec la green-tech. Désormais, l’écolo-activisme en ligne ne s’adresse plus au citoyen mais au consommateur, sans plus remettre en cause le système. Si le but reste de produire, vendre et consommer plus vert, ce n’est plus au nom de grands idéaux, mais parce que cela est ou sera demain plus rentable pour les boîtes, meilleur marché pour les consommateurs… Un grand nombre des sites que nous avons analysés s’investissent très opportunément dans ce business vert.

Vous évoquez ensuite le «catch marketing». De quoi s’agit-il ?

D’attraper le consommateur. Il devient de plus en plus facile et accepté socialement d’identifier l’internaute à un endroit et dans un contexte donné afin de lui suggérer une offre commerciale «en situation». C’est le principe d’Ubicity, sorte de vitrine tactile capable de réagir différemment selon le pedigree de l’usager-client. Autre champ d’application, les réseaux sociaux utilisés pour identifier et amplifier les discours favorables à une marque. On a découvert des sites capables de vous monter un buzz sur commande et prêts à activer dans la seconde une armée de blogueurs, d’autres qui rétribuent le fait de noter positivement un bar ou un restaurant, les méthodes sont aussi nombreuses que l’imagination humaine. Les réseaux sociaux sont devenus le lieu privilégié de captation des consommateurs, le terrain de chasse de publicitaires qui n’hésitent pas à introduire du faisan d’élevage afin de rendre la chasse plus giboyeuse.

On se demande toujours si ça marche vraiment ?

Ça excite les marketeurs en tout cas, qui parient sur le rapport moins «sensible» dira-t-on, des natifs d’Internet à leur vie privée pour avaliser des pratiques socialement inacceptables pour les autres. Avec une idée bien dans l’air du temps : la publicité classique étant rejetée, il faut contourner l’obstacle en cherchant à flatter par tous les moyens l’internaute qui parle de vous. Il y a une part de bidon dans le prétendu pouvoir des foules anonymes sur la Toile, leur discours supposé plus vrai que celui des médias ou des publicitaires, mais cela n’empêche pas cette wikiculture de prospérer. Le témoignage, peut-être foireux mais drôle et touchant, de la ménagère sur YouTube a aujourd’hui plus d’impact que le spot publicitaire ultra léché. Du moins le croit-on !

Et donc ?

Depuis cinquante ans, les marques avaient délaissé la chasse pour passer à l’élevage de leurs clients. Retour à la chasse. Elle sera peut-être facilitée par cette tendance d’une réalité augmentée et modifiée. Une nouvelle génération d’interfaces va remplacer nos claviers, souris et écrans et rien ne dit que ces nouveaux filtres du réel, présents un jour jusque sur nos lunettes, nous permettront encore de distinguer le mur devant nous de son image de synthèse. A l’image du site néerlandais Layar, qui permet d’afficher un profil Facebook en surimpression de l’objectif du mobile, nous entrons dans un monde où tout pourra être tagué et étiqueté.

Que penser de cette vogue des micro-jobs ?

Le réseau permet de délocaliser non plus seulement la production ou la maintenance informatique, mais des micro-tâches tertiaires de quelques heures ou minutes, telle la traduction d’un mode d’emploi électroménager en kikuyu kenyan. Un exemple véridique de cet intérim jetable, sans aucun contrat bien sûr, que certains, comme Give Work, veulent promouvoir comme de «l’outsourcing humanitaire» mais dont je doute qu’il puisse devenir un modèle de développement. A l’image de la place de marché «Amazon Mechanical Turc» qui propose plus de 40 000 tâches pour des rémunérations ridicules, on est bien plus proches d’un e-marché aux esclaves que du rêve libéral d’un télétravailleur global en flexibilité absolue.

Paru dans Libération du 9 février 2010

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