Slim Amamou : Ministre gazouilleur

par Léa-Lisa Westerhoff
publié le 10 février 2011 à 8h48
(mis à jour le 10 février 2011 à 14h30)

Il aura fallu dix-huit textos, douze coups de fil et quatorze jours d'attente, avant d'obtenir le rendez-vous. Slim Amamou, alias @Slim404 , l'ex-cyberdissident, figure de proue de la révolte qui a renversé le président Zine el-Abidine Ben Ali (Zaba), a été propulsé secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux Sports, quatre jours après sa sortie de prison. Et forcément, il est surbooké. «Ne vous inquiétez pas si je mets longtemps à répondre, ça veut pas dire que j'ai été arrêté, smiley. Je suis submergé» , indiquait l'un de ses premiers tweets, juste après sa nomination.

Finalement on y est. Porte 252. Dans cet immense bureau, Amamou, 33 ans, a l'air d'un intrus. Devant lui, la table est vide, aucun dossier, un écran d'ordinateur et son téléphone portable. Comme s'il était prêt à repartir d'une minute à l'autre. «Un ordinateur, ça suffit largement» , affirme-t-il tout sourire. En apparence, il ne reste pas grand-chose du cyber-activiste, auteur en mai 2010 d' une première tentative de révolte contre la censure du pouvoir, baptisée «Lâche-moi» . Sa chevelure bouclée a été rasée. «En prison, pour raison d'hygiène» , précise Amamou. Son look est plutôt classique : pull brun sobre et pantalon bleu côtelé. Son acte de résistance : ne pas porter de cravate. «Ça me vaut déjà pas mal de critiques» , ironise-t-il. Mais derrière ses lunettes branchées, le jeune pirate du Net semble fatigué. «C'est tout aussi étrange pour moi d'être secrétaire d'Etat que d'être en prison, je ne m'attendais ni à l'un ni à l'autre. Les deux sont franchement inconfortables» , rit-il, jaune.

Depuis que Amamou a choisi de faire partie du gouvernement de transition, les critiques n'arrêtent pas. Ses amis les plus proches, comme Yassine Ayari, cyber-activiste emprisonné en même temps que lui, ne l'épargne pas. Pour son pote de taule, c'est un vendu. Serrer la pince aux ministres ex-RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de l'ancien dictateur), c'est trahir. «C'est mon détracteur le plus virulent. J'essaie de garder la tête froide et de me dire que c'est ce qu'on voulait : pouvoir critiquer librement le gouvernement , commente Amamou calmement. C'est bien pour la pluralité, mais c'est dur personnellement.»

Le trentenaire, jeune père de famille, encaisse. Droit dans ses bottes. Convaincu que «être à l'intérieur» de ce gouvernement est «une chance inouïe» , une occasion à ne pas rater quitte à pécher par naïveté. Slim Amamou, enfant de la balle du Net, grande gueule dissidente ? D'autres adversaires rappellent que son père est membre du parti de «Zinochet». Pas de problème, il a une réponse toute prête. Pas sur la défensive. Son père médecin a pris la carte du parti le jour où il est devenu directeur du Samu. «Une quasi-obligation, selon lui, quand on grimpe dans l'administration.On n'a pas les mêmes idées, on parle très peu de politique.» Il se rallume une cigarette et ajoute : «Presque toute la Tunisie a des membres de sa famille au RCD. A ce compte-là tout le monde est attaquable.»

En Tunisie, les RCDistes sont désormais non grata. Sous la pression de la rue, certains ministres ont démissionné, le cabinet a été remanié, et des technocrates ont pris place. Slim Amamou est resté. «C'est sûr qu'être secrétaire d'Etat, c'est plus confortable que d'être interrogé par le ministère de l'Intérieur» , lance-t-il, ironique. Et de raconter ses cinq jours d'interrogatoire, début janvier, cloué sur une chaise, suspecté de faire partie des Anonymous, ces cyberdissidents qui ont attaqué plusieurs sites gouvernementaux tunisiens. «Ils te font croire que tes proches se font torturer dans le bureau d'à côté. Tu entends des cris et tu te dis que tout ça est de ta faute. C'est terrible.»

Ce genre d'interrogatoires, ils sont des milliers à y avoir eu droit. Seule différence, pour @slim404 (référence à «page 404 not found» , le code d'erreur qui s'affichait lorsqu'une page web était censurée), toute la planète internaute a su à la minute même qu'il avait atterri au sous-sol du ministère de l'Intérieur. Quelques heures avant son arrestation, le 6 janvier, il avait déclenché sur son téléphone portable la fonction de géolocalisation. «Les gens du ministère se sont aperçus de la manip que le lendemain à 3 heures. Ça montre bien à quel point ils sont à la masse sur les nouvelles technologies !» Et c'est là le joker de ce chef d'une PME de développement informatique, pense-t-il : sa connaissance du Web. «Plus tu as des infos, moins tu as besoin de faire usage de la force.» Son programme : défendre la liberté d'expression sur Internet au sein du système. Persuadé que l'utilisation des réseaux sociaux jusqu'au sein du gouvernement pourrait être un rempart contre la dictature. «Libéraliser les médias, ce n'est pas suffisant. Il faut créer un contact direct entre citoyens et ministres. Une fois qu'on est dans ce réseau, on ne peut plus s'isoler et faire n'importe quoi.»

Naïf Amamou ? Optimiste, répond-il. Sa première victoire : deux ministres se sont inscrits sur Twitter. Et, microrévolution pour un pays encore adepte de la censure il y a peu, il a twitté le premier Conseil des ministres. Dès le deuxième, Ghannouchi l'a interdit. Ce jour-là, Amamou a twitté en décalé. Optimiste, malgré tout. Et intarissable. Il rappelle le rôle qu'a joué Anonymous, ce collectif de militants du Net qui s'attaque aux États liberticides. «Sans ces pirates et Internet, il n'y aurait jamais eu de révolution en Tunisie» , martèle-t-il et il rappelle qu'avant Mohamed Bouazizi, d'autres s'étaient immolés sans que personne ne bronche. «On est tous connectés, et on était prêts pour une révolution dans n'importe quel pays arabe. Ça s'est passé en Tunisie, mais c'est la démocratie dans le monde arabe qui est en marche» , rêve-t-il à voix haute.

Il cite ses références. Hakim Bey, poète et philosophe mystico-anarchiste américain, créateur du concept TAZ, («zone autonome temporaire»), ces espaces où la liberté est totale sur une durée donnée et qui ont inspiré les jeunes Tunisiens lors des flashmobs, ces rassemblements éclairs diffusés sur Internet. Il est passionné par l'informatique et la programmation. Cet enfant de Tunis, «privilégié» d'avoir eu son premier ordinateur à 12 ans, voudrait développer une forme de citoyenneté basée sur Internet. D'abord la Tunisie, ensuite la planète. «Je suis très ambitieux , dit-il dans un éclat de rire, je pense que les nouvelles technologies vont améliorer le monde, c'est en cours !» On frappe à la porte. Derrière, une autre journaliste. Les bruits de manifestants envahissent le bureau. Une centaine de profs de sport au chômage sont venus réclamer leur droit au travail. Le jeune pirate laisse la place au secrétaire d'État. La porte 252 se referme.

Paru dans Libération du 8 février 2011

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