«Réconcilier les internautes et le monde de la culture»

Fleur Pellerin et Aurélie Filippetti, en charge du projet numérique de François Hollande, clarifient les positions du candidat PS concernant Internet.
par Erwan Cario, Sophian Fanen et Camille Gévaudan
publié le 24 février 2012 à 16h06
(mis à jour le 24 février 2012 à 17h26)

Il y avait comme un flottement dans l’air. Dans la parole de François Hollande tout d’abord, qui a hésité jusqu’au 19 janvier pour annoncer l’abrogation d’Hadopi, la haute autorité chargée de lutter contre le piratage. Mais surtout depuis, dans les déclarations désordonnées de son équipe et les propositions écrites noir sur blanc dans son programme... Puis réécrites. Que propose réellement le candidat socialiste pour Internet? Comment compte-t-il sortir du système créé par la droite tout en soutenant la création artistique?

Pour le comprendre, Libération a réuni les deux femmes qui ont, dans un désordre désormais apaisé, défini le programme numérique de François Hollande: Fleur Pellerin, en charge de l'économie en ligne, et Aurélie Filippetti, chargée du pôle culture, audiovisuel et médias. Nous publions ici la version longue de l'interview présente dans Libération ce vendredi 24 février.

On a observé pendant quelques mois un certain flottement dans le projet PS sur les questions numériques. Les tergiversations internes sont-elles finies?

Aurélie Filippetti : Notre projet est défini autant que faire se peut sur un sujet par définition évolutif. François Hollande avait une position claire en disant que l'Hadopi n'est pas satisfaisante et qu'il faut surtout trouver un nouveau modèle de financement de la création. En même temps, il fallait une phase de concertation, de rencontre avec tous les acteurs du secteur -- c'est ce qu'on a fait l'une et l'autre depuis trois ou quatre mois. Les grands principes sont maintenant posés, et bien plus avancés qu'à l'UMP dont on ne sait toujours pas quel est le programme sur le numérique et le financement de la culture.

Fleur Pellerin: Je crois qu'il y a eu beaucoup d'intoxication de la part de la droite sur ce sujet, parce que le cadre dans lequel François Hollande souhaitait qu'on travaille est défini depuis le début. Il a voulu d'emblée qu'on travaille sur un dispositif législatif pour remplacer la loi Hadopi qu'il considère comme inefficace, coûteuse, et surtout qui ne rapporté rien à la création. Ces principes-là ont été intangibles.

Si François Hollande est élu, Hadopi sera-t-elle abrogée d'office ou à la fin de la phase de concertation?

AF : La concertation a déjà commencé pour nous. Si François Hollande est élu, elle se poursuivra d'une façon sans doute plus formalisée, en associant les associations d'internautes et de consommateurs. Au terme de ce processus, il y a une abrogation. Tout ça ne prendra pas des mois, ça sera court.

Les travaux d’Hadopi seront suspendus pendant ce temps ?

AF : Oh oui, ça me semble évident. Parce que de toute façon, c'est une instance qui ne sert à rien et qui coûte de l'argent. Ils essayent maintenant de se racheter une légitimité en faisant des études sur les pratiques, etc. Tout ça doit être ramené dans le champ du ministère de la Culture, qui aurait bien besoin d'avoir un service des études renforcé.

FP : On verra leur bilan, qu'ils sont censés remettre en mars-avril. S'il y a des choses intéressantes, on pourra très bien les étudier avec intérêt. Mais nous sommes dans une démarche de campagne présidentielle pour le moment : on pose des jalons en rencontrant des gens, on dialogue, et je pense que nos interlocuteurs sont plutôt satisfaits. La concertation va se poursuivre le temps qu'on soit d'accord sur un modèle économique et une architecture juridique, qui ne seront de toute façon pas définitifs. Il faut garder la possibilité de s'adapter à l'évolution des usages.

AF : Il reste également la question des dossiers déjà transmis au juge . Ils risquent d'être déboutés parce que les gens n'ont pas les moyens de sécuriser leur accès Internet. Dans ce cas, ça ira dans le sens de notre analyse sur Hadopi, à savoir que ça n'a servi à rien. Ou alors le juge s'estime incompétent... En tout cas, on souhaite que ce genre de démarche s'arrête.

«La culture n’est pas une marchandise comme les autres.»

Peut-on aujourd'hui décrire nettement et définitivement le paysage de l’après-Hadopi ?

A.F. : Le projet de François Hollande consiste à ouvrir un «Acte II de l'exception culturelle». La culture n'est pas une marchandise comme les autres ; elle nécessite des modes de financement et des modèles économiques spécifiques. Cet Acte II repose sur trois piliers: le développement massif de l'offre légale, la lutte contre la contrefaçon commerciale et l'élargissement des sources de financement.

On ira chercher de nouvelles sources chez les acteurs qui ont bénéficié d’un transfert de valeur ajoutée : ce sont les fabricants de matériel, les fournisseurs d'accès, les plateformes comme Google ou Amazon. Il faut mettre ces gens à contribution ! Les principes d'exception culturelle ont toujours fonctionné comme ça : on finance le cinéma par les chaînes de télé parce que le cinéma passe sur les chaînes de télé. Il est donc normal qu'on adapte ces mécanismes à l'ère du numérique. Amazon, par exemple, doit aider le réseau des libraires indépendants qui est fragilisé dans la chaîne du livre.

Dans les nouvelles sources de financement, il faudra également inclure la rémunération pour copie privée. Il serait plutôt normal qu'elle soit étendue au flux et plus seulement aux supports physiques, comme c'était le cas à l'ère des cassettes audio ou vidéo.

F.P. : Taxer des capacités de stockage n'aura plus beaucoup de sens demain, avec le cloud . On a aussi un problème de compétitivité par rapport à d'autres pays : on est déjà à des niveaux très élevés, donc l'idée serait plutôt d'abaisser les taux et d'élargir l'assiette. Il faut peut-être taxer les ordinateurs, qui ne le sont pas aujourd'hui. En tout cas on essaie de faire en sorte que ça soit équilibré, que ça ne retombe pas sur le consommateur de manière indue ou trop substantielle.

Au niveau international, la proposition de taxer des FAI a du mal à passer à Bruxelles. Notamment celle qui doit compenser la fin de la publicité sur la télé publique.

A.F.: On verra ce que décide Bruxelles. Sur la question de la pub, le risque juridique concernait une éventuelle déconnexion entre la taxe et son objet. Les services de télé ne passaient pas par Internet jusqu'à présent ; Bruxelles peut donc considérer que les FAI n'ont pas à payer pour ces services. Mais en l'occurrence, pour l'économie de la culture à l'ère du numérique, ce sont bien les fournisseurs d'accès qui tirent un bénéfice des nouveaux modes de consommation culturelle, ce sont eux qui font circuler les flux d'œuvres. Bruxelles ne peut pas dire le contraire. C'est eux qui font circuler les flux d'œuvres, donc ils bénéficient directement des nouveaux modes.

F.P.: Il est vrai que les FAI sont déjà surtaxés de l'ordre de 25% par rapport aux autres entreprises de service. Donc il ne faut pas non plus en faire des vaches à lait, même s'ils réalisent beaucoup de bénéfices grâce à la circulation des contenus. On doit réfléchir à l'écosystème dans son ensemble, pour ne pas pénaliser les capacités d'investissement des FAI qui sont mis à contribution pour le déploiement de la fibre, entre autres.

Quelle est la place des usagers dans ce modèle? Ils étaient évoqués dans le point 45 du programme de François Hollande fin janvier, puis leur mention a disparu . Allez-vous solliciter financièrement les internautes ?

F.P. : L'article 45 a été réécrit car le mot "usagers" a pu prêter à confusion : les gens comprenaient "internaute". Or un "usager", c'est celui qui utilise, et en l'occurrence qui utilise les plateformes légales. Donc l'idée n'était pas du tout de dire que l'internaute va être mis à contribution ; c'était de dire que les usagers vont participer au financement de la création via les plateformes légales sur lesquels ils vont payer des œuvres ou des abonnements, ou via des plateformes gratuites financées par la publicité. C'est cette notion qui est importante : raccorder l'usage au paiement.

On pouvait croire, dans la première version, à une forme de licence globale ou de contribution créative... L’idée était d'ailleurs dans le programme numérique du PS en 2011, le texte présenté par votre “laboratoire des idées”.

A.F. : Il y avait effectivement la contribution créative dans le programme socialiste, mais on n'avait pas encore défini les trois piliers et la mise à contribution des nouveaux acteurs. François Hollande, dans sa campagne pour la primaire puis pour la présidentielle, a défini son projet avec une certaine marge par rapport au programme socialiste. Dès la primaire, il a dit que ce ne serait ni Hadopi ni la licence globale. Cette idée de faire payer 3 ou 4 euros et d'en faire découler un accès à toute la création, ça ne nous semble pas être un modèle de financement viable pour la création française. Donc ce passage sur la contribution des usagers a été retiré précisément pour que ça ne prête pas à confusion avec l'idée d'une licence globale. Ce mécanisme était défendu au moment de Dadvsi, il y a cinq ou six ans, mais aujourd'hui ce n'est plus d'actualité.

F.P. : François Hollande ne s'est jamais prononcé en faveur d'une licence globale pour une raison simple : la déconnexion entre l'usage et le paiement. La licence globale voudrait faire contribuer des gens qui n'utilisent pas forcément les contenus auxquels on leur donne accès.

« Il n’y a pas besoin de dépénaliser ou de légaliser les échanges non marchands à partir du moment où on réconcilie les internautes et le monde de la culture. »

Que faites-vous alors des échanges non-marchands ? On sent comme un tabou…

A.F. : Il n'y a pas besoin de dépénaliser ou de légaliser les échanges non marchands à partir du moment où on réconcilie les internautes et le monde de la culture. On ne veut pas créer un appel d'air après la politique répressive de l'Hadopi. Si on dit qu'on dépénalise, les gens se diront : «Avant, on pouvait pas, maintenant on peut.» Ce n'est pas ça, notre philosophie. Il y a une mutation, une maturation naturelle des comportements : les gens migrent massivement vers les offres légales et les sites par abonnement en particulier. De l'autre côté, il faut concentrer la politique pénale de lutte contre la contrefaçon vers les contrefacteurs commerciaux, les sites qui se font de l'argent.

F.P. : L'un des missions d'Hadopi était de créer une voie d'exception pour les infractions commises sur Internet, à côté des dispositions du Code de la Propriété Intellectuelle en matière de lutte contre la contrefaçon, qui sont restées en place. Les ayants droit ont conservé, même sous l'empire Hadopi, des moyens parallèles de saisir le juge pour faire valoir leurs droits. Donc la dépénalisation n'a pas de sens : même si on supprime Hadopi, il reste de toute façon le droit commun de la lutte contre la contrefaçon.

_ On n’entend pas régler les choses du jour au lendemain. Internet est un espace de diffusion infinie, de création et de liberté, où le piratage existera toujours. Il y aura toujours des MegaUpload et des sites qui s’installeront aux Bermudes… Ce qui nous importe, c’est de faire en sorte que les plateformes deviennent attractives pour les gens sans avoir à les surveiller de manière généralisée.

L’idée, c’est donc de ne pas toucher aux échanges non marchands en pariant sur la migration naturelle des internautes vers l’offre légale ?

AF : Pour moi, on n'a pas à entrer de manière intrusive dans la vie des gens s'il n'y a pas d'échanges commerciaux. La transformation des usages et des techniques fait qu'il y aura toujours une petite part d'échanges non marchands entre individus, qui sera limitée, marginale, face à laquelle il n'y a pas à avoir de démarche répressive.

FP : Il n'y a pas eu tellement d'études d'impact qui mettent en évidence une forte corrélation entre le développement des échanges non marchands et la baisse des ventes physiques, ou du chiffre d'affaires des industries créatives. On ne peut pas partir du postulat que les échanges non marchands vont forcément à l'encontre des industries. Il faut au contraire expliquer aux jeunes qu'une œuvre, même gratuite sur Internet, a coûté de l'argent, du talent et du temps. Cette pédagogie-là, il faut continuer à la faire sous une autre forme qu'envoyer des mails qui coûtent des millions d'euros chaque année.

AF : Il ne faudrait pas non plus s'interdire des choses innovantes dans les échanges entre les artistes et le public. Parce que c'est ça aussi qu'a criminalisé Hadopi: cette loi a créé un modèle de relations complètement figé. D'un côté on avait les créateurs et de l'autre côté le public qu'on considérait forcément comme des pirates qui s'opposent aux artistes qu'ils aiment. C'était le monde à l'envers ! Aujourd'hui, on voit se développer des choses comme cet accord entre la Sacem et Creative Commons , qui permet à des artistes de dire «moi je donne une partie de mon oeuvre pendant une durée déterminée». C'est vraiment très intéressant. Ça fait partie des nouveaux usages qui doivent être possibles sur Internet avec le consentement des artistes et des créateurs.

Vous parlez de l’opposition entre les artistes et leur public, mais vos interlocuteurs actuels sont aussi ceux qui ont participé à l’élaboration de la loi Hadopi, qui a créé cette opposition. Ont-ils évolué?

A.F. : Ils évoluent beaucoup de leur côté. Parmi tout ceux que j'ai rencontrés, aucun n'est satisfait d'Hadopi telle qu'elle fonctionne aujourd'hui. Ils ont bien conscience qu'il y a un énorme problème. La grande question, c'est de savoir ce que veut faire la droite. Quelle est leur prochaine étape ? Aller chercher dans le cloud les nouveaux usages des internautes? Ce seront des mécanismes de plus en plus intrusifs ! Dans ce système-là, tout le monde est perdant, tous les acteurs le reconnaissent aujourd'hui.

F.P. : Quatre ans à l'échelle du numérique, c'est long. Ils ont eu le temps de voir comment évoluaient les choses, et ils n'ont pas du tout des positions radicales. Ils sont très attachés à la partie pédagogique présente dans Hadopi, et nous aussi. Ils ne sont pas arc-boutés sur la répression et la surveillance des usages, ils savent qu'ils ont un intérêt moral et économique au développement de l'offre légale.

Cette concertation sur l’avenir de la création numérique va-t-elle mener à repenser plus globalement le droit d’auteur?

AF : Il y a des chantiers sur le droit d'auteur qui doivent être rouverts à la demande des auteurs eux-mêmes, notamment sur le type de contrats qui les lient et sur la durée de la détention des droits par les éditeurs. Mais le principe même du droit d'auteur ne doit pas être remis en cause.

FP : Ce cadre juridique a été défini à l'ère de l'analogique, et il n'est plus adapté aux nouveaux usages et aux nouveaux modes d'accès à la culture. Il faut le faire évoluer en respectant les fondements qui font que le droit d'auteur fait partie de l'exception culturelle française.

« La fragmentation des catalogues est un vrai problème pour la négociation des droits. »

Sur le volet offre légale, on a l’impression qu’il y a une sorte de volonté abstraite: il faut une belle offre légale, mais comment fait-on mis à part obliger les ayants droit à ouvrir les catalogues?

AF : C'est évidemment à négocier, notamment en matière de cinéma. Il faut que les ayants droit comprennent qu'ils ont intérêt à ouvrir le plus largement possible pour qu'on n'ait pas à payer 50 abonnements différents. Mais il y a aussi des négociations à mener avec les fournisseurs d'accès, car ce sont eux qui gèrent les box.

F.P. : Et un catalogue de 6500 œuvres, par rapport à l'offre américaine de Netflix et ses quelque 20000 œuvres, ce n'est pas suffisant. Les plateformes ne sont pas du tout attractives, pas pratiques. Il y a donc un effort à faire de la part des producteurs pour ouvrir les catalogues et peut-être réfléchir à nouveau à la chronologie des médias avec ceux qui financent le cinéma (Canal+, France Télévisions, etc.).

La musique est beaucoup plus avancée. Mais dans la négociation annuelle de l'accès aux catalogues, les contrats empêchent les plateformes d'être rentables et de dégager des moyens pour faire de l'innovation et du marketing. Il y a eu des efforts qui ont été faits après la mission Hoog, avec une charte en treize points qui va dans le bon sens en donnant un cadre de négociation. Mais il est non contraignant, et en réalité cette charte n'est pas respectée. Il y a sans doute des moyens pour que certains points de cette charte, comme la publication des conditions générales de vente, soient rendus obligatoires. La gestion collective, ça reste l'étape ultime si personne n'arrive à se mettre d'accord.

Il y a aussi le sujet du financement du modèle. Comme elles ne sont pas rentables, ces plateformes d’offre légale peinent à percer face aux géants américains comme Apple, qui bénéficie en plus de conditions fiscales favorables du fait de son implantation au Luxembourg. Il faut donc à la fois présenter des offres attractives pour les gens, avec des formules d’entrée de gamme ou de niche, pour les étudiants ou ceux qui aiment le jazz, par exemple. Et lutter contre la domination d'iTunes.

Comment, peut-on influer sur des négociations entre des majors internationales et par exemple Spotify, qui est basé en Suède ?

AF : Dans le domaine de la musique, ils viennent de lancer le CNM, le Centre National de la Musique . Mais tel qu'il est conçu il ne va faire que renforcer la concentration des acteurs autour des grosses maisons de disques, ce qui appauvrit la diversité musicale. Il faut changer les missions de ce CNM pour y inclure la réflexion autour de l'évolution du marché français et l'ouverture des catalogues par rapport aux questions européennes et internationales. Quand on a Universal/EMI qui représente quasiment 45% du marché, et 80% pour le jazz, on marche sur la tête!

FP : La fragmentation des catalogues est un vrai problème pour la négociation des droits. Par ailleurs, on ne peut pas imposer à des acteurs étrangers des quotas de diversité culturelle comme c'est le cas à la radio. Un organisme comme le CNM pourra très bien réfléchir à des moyens de contraindre ces acteurs étrangers qui veulent opérer en France. Pour nous, ce qui est aussi important, c'est de promouvoir une offre légale locale avec des acteurs français. On a déjà Deezer et Qobuz, qu'il faut absolument promouvoir.

A.F. : Il faut aussi qu'on travaille sur le public des étudiants. Dans les priorités de François Hollande, il y a l'éducation artistique, et c'est à l'université qu'il y a un vrai déficit. C'est complètement paradoxal. Le moment où on devrait avoir le plus accès à la culture, c'est quand on a le moins d'argent. Il faut permettre un accès au plus grand nombre d'œuvres possible pour les étudiants. Et sur ce sujet, je n'ai ressenti aucun blocage dans les discussions que j'ai eues avec les ayants droit.

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