Art et jeu : La vie de «Passage»

par Astrid GIRARDEAU
publié le 11 février 2008 à 17h52

Un jeu vidéo qui serait une métaphore poignante de la vie, on tend l'oreille. Des joueurs racontant avoir pleuré devant le jeu, d'autres déclarant que c'est juste chiant, on s'interroge. Un graphisme en gros pixels et une histoire qui dure irrévocablement cinq minutes, on s'impatiente de l'essayer.

Cet ovni, c'est Passage , créé par Jason Rohrer

pour le dernier gamma256 , un concours de développement de mini-jeux organisé par le collectif montréalais Kokoromi. En quelques mégaoctets, Jason Rohrer a réalisé une œuvre atypique autour du passage du temps, un jeu memento mori comme il le dit. Un message quasi-métaphysique sur la vie, le couple, la mort, transcrit dans les codes du jeu vidéo. Ou plutôt dans quelques-uns des codes. S'il reprend la notion de gameplay, Passage laisse de côté le caractère ludique (et avec le high score , les checkpoints et autre game over ), ce qui le rapproche davantage d'un geste artistique.

L'intérêt de Passage étant dans l'expérience personnelle, on ne va pas tout dévoiler ici. Simplement, le chemin le plus instinctif -- mais aussi le plus fataliste et le plus fort -- est de conduire le héros vers la droite de l'écran. On peut également choisir de le faire aller dans tous les sens, courir après les coffres à trésor et essayer de comprendre les différentes options de jeu (et donc de vie) possibles ( décrites ici par l'auteur ).

Intrigué par le personnage, programmeur de logiciels (dont MUTE) qui se revendique écologiste radical mais aussi peintre, érudit, poète, amant, scientifique et compositeur (il a écrit la musique 8-bit nostalgique de Passage ), nous lui avons posé quelques questions.

Comment définiriez-vous Passage ?

_ Le titre «Passage» est une référence au passage du temps, et aussi aux passages physiques que vous rencontrez dans le labyrinthe du jeu (certains sont trop étroits pour passer si vous marchez avec l'épouse). Il fait également référence au passage dans le sens textuel, comme dans «Laissez-moi vous lire un passage de ce livre» , car chaque vie est comme une histoire, avec un début (naissance), un milieu, et une fin (mort). Les titres sont très importants pour moi, et j'ai passé beaucoup de temps à trouver un titre à ce jeu. Cet effort a payé, je ne peux pas imaginer de titre plus parfait pour ce jeu.

Vous en parlez comme d’un « memento mori game ». Diriez-vous que c'est avant tout un jeu vidéo, une œuvre artistique ou un message, ou les trois à la fois ?

_ Ces dernières années, j'ai essayé de faire des artgames , les autres types de jeu ne m'intéressaient pas. Ainsi, Passage était certainement destiné à être une œuvre d'art, utilisant le médium du jeu vidéo. Pour moi, l'art implique d'exprimer quelque chose au public, et particulièrement quelque chose de subtil et complexe qu'il est difficile d'exprimer explicitement. L'art est bien adapté pour ce type d'expression, pour exprimer implicitement les choses.

_ Donc oui, c'est avant tout un artgame , mais pour moi un artgame doit contenir une sorte de message.

Comment avait vous eu l’idée de créer Passage ?

_ J'ai fait Passage pour l'événement gamma 256 qui s'est tenu à Montréal fin novembre 2007. Les règles stipulent que le jeu doit avoir une résolution maximum de 256x256 pixels. Quand j'ai entrepris de faire un jeu pour Gamma 256, j'ai pensé à un jeu qui serait large et court, comme un bandeau horizontal. Quel type de jeu peut s'intégrer dans un tel espace ? Qu'est-ce qu'un tel bandeau pourrait représenter ?

_ J’ai alors pensé à une navigation en labyrinthe, où on verrait les zones éloignées du labyrinthe visuellement «compressées» dans la partie droite du bandeau. J’ai ensuite pensé à la manière dont ce bandeau pourrait représenter la vie d’un personnage, la compression des trucs à droite représentant l’avenir possible que le personnage pourrait explorer durant sa vie. J’ai alors pensé à déplacer le personnage de plus en plus vers le bord droit de l’écran, de plus en plus vers la mort. Le reste du jeu s’est développé à partir de là.

Passage a été décrit et apprécié comme un «jeu mature». Etes-vous d’accord avec cette définition ? Et pensez-vous qu’il corresponde à un type de jeux plus émotionnels et adultes ?

_ Je suis d'accord qu'il s'agit d'un jeu mature. J'ai eu mes 30 ans pendant que je faisais Passage , et je n'aurais certainement pas fait le même jeu plus jeune. Le jeu est probablement mieux apprécié par quelqu'un qui est au milieu de sa vie, et qui commence à réaliser qu'à la fin, la vie va se terminer. Je pense que les gens sont certainement avides de jeux qui explorent l'ampleur et la profondeur de la condition humaine. En tant que joueur de longue date qui aujourd'hui a une famille, je n'ai simplement plus de temps à perdre sur des jeux qui n'ont pas quelque chose d'important à me dire. Il y a plein de films qui méritent que je leur donne mon temps, mais peu de jeux vidéo. Je pense qu'il y a beaucoup de joueurs vieillissants qui se trouvent exactement dans la même situation: nous avons grandi, mais pas les jeux.

Quelles ont été les réactions des joueurs ? Certains disent avoir pleuré, est-ce que cela vous surprend ?

_ J’ai reçu plein de mails de gens qui me disaient avoir énormément apprécié le jeu. Je me suis senti honoré, mais cela ne m'a pas beaucoup étonné car j’ai moi-même souvent pleuré pendant je développais le jeu.

_ Mais ça n'est pas le but du jeu. Pas des larmes de tristesse, mais plutôt des larmes de joie sur la beauté de la vie.

Cette expérience vous a t-elle appris quelque chose ?

_ J'ai appris qu'un jeu n'a pas besoin d'être compliqué ou long pour avoir un impact puissant sur les gens. En fait, il semble que plus c'est simple, meilleur c'est.

Passage est disponible, en téléchargement gratuit, en versions pour PC , Mac et Linux .

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