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Libération

«Carlos», hybride abattant

par Philippe Azoury
publié le 19 mai 2010 à 17h03
(mis à jour le 19 mai 2010 à 17h10)

Cannes est une telle exhibition de privilèges de toutes sortes qu'on en vient à oublier ceux de nature cinéphiles que le Festival sait aussi offrir. Par exemple, les festivaliers qui verront ce soir, dans la salle du Palais (une des plus belles qui soit, indéniablement) l'intégralité du Carlos d'Olivier Assayas sont aujourd'hui les seuls au monde à pouvoir goûter cet avantage.

Carlos , s'il sort un jour sur grand écran, le sera dans une version écourtée de plus de moitié. Quant à sa vénérable et véritable version de plus de cinq heures, c'est à la télévision, qui l'a entièrement produite, qu'en revient l'exclusivité. La nature de cet objet hybride lui a interdit l'accès à la compétition -- éliminant par là son hallucinant acteur Edgar Ramírez de la course pour le prix d'interprétation --, en dépit du fait que l'histoire du cinéma ne fait jamais la distinction, dès lors qu'il s'agit d'un cinéaste, de la façon dont ses images se diffusent (pensons à Fassbinder, à Godard, à Eustache, à Gus Van Sant, à Alan Clark).

Cette durée «de télévision» est pourtant un cadeau qui vient tout juste de libérer le cinéma d'Olivier Assayas. Cela doit faire quelque chose comme quinze ans (depuis l'Eau froide ) que sa caméra orchestre une sorte d'échappée belle permanente, d'abord, a-t-on cru, pour se démarquer du découpage un peu froid, un peu raide, qui était celui de ses débuts en jeune cinéaste moderne. Mais, avec les années, cette esthétique tout en affolement, en mouvement fiévreux, cette image qui ne tient pas en place, cherche, se cherche, ne semblait trouver sa réponse. Qu'est-ce qui faisait courir Olivier ? Maintenant, on sait : l'envie d'un récit plus large, mais qui ne tomberait pas du côté du grand pensum.

En Carlos, en son histoire qui est aussi la nôtre, par association sanglante et politique, comme elle est celle de deux décennies troublées par l’invention d’un terrorisme aveugle et mercenaire, en sa terreur comme en sa flamboyance (oui, Carlos a été un moment charismatique, jusque dans l’horreur), Assayas a trouvé le refuge compliqué depuis lequel il a pu déplier sa mise en scène. Et donner à ce goût du vertige, de la spirale, une amplitude historique que ses précédents films n’arrivaient pas à lui réserver.

Assayas le sait, il y a dans son film une irrépressible admiration pour Carlos -- dans l'entretien qu'il nous a accordé , il craint même d'être accusé de complaisance. Cette admiration n'est pas politique, même si le premier Carlos, celui d'avant le carnage de la rue Toullier, garde sans doute, dans son goût pour le danger vif d'une organisation clandestine, la sympathie d'Assayas en vertu de l'adolescent pro-situ qu'il a lui-même été dans les années 70. Elle ne crée pas non plus de malaise, Assayas n'étant pas à proprement parler un cinéaste fasciné par l'horreur. Carlos , de ce point de vue, en est la brillante démonstration : les attentats sont montrés comme information, pas comme acte de bravoure.

Ce qu’Assayas montre, ce sont surtout les déplacements, l’instinct de fuite, les prises d’otages spectaculaires, réglées en chorégraphe, les impasses d’une course qui ne sait jamais où elle va pouvoir s’achever (c’est la damnation de ceux qui ne seront jamais, en dépit de la terreur qu’ils mettent en place, des fusibles d’états : Carlos, dit le film, a appris le cynisme au contact des grands de ce monde). Assayas montre un corps conducteur nommé Carlos et la façon dont instantanément, instinctivement, il occupe des lieux. Ce jeu avec l’espace, Carlos en était passé maître -- jusqu’à ce qu’il se fasse attraper à Khartoum en 1994 (une fois le bloc de l’Est liquidé), dépassé, pris de court, inutile, corps historiquement encombrant.

S’il y a de l’admiration dans cette tragédie de l’erreur absolue, dans cette vie d’un homme qui est montrée tantôt comme une rock star terroriste, tantôt comme une bête sanguinaire, ou plus tard comme «sac à vin marxiste», c’est avant tout une admiration de cinéaste. Admiration pour sa course féline. Parce que, en devant le raconter, Assayas oblige son cinéma à repasser par cette folie-là, et à l’écran cette folie fait soudainement vortex, elle aspire tout. Le film fait cinq heures trente-trois. Ah bon ? Il semble tellement avoir été tourné en un seul plan, comme une seule ligne qui une fois lancée prend les contours de l’histoire, et avance. Aussi aveugle qu’une balle.

Paru dans Libération du 19 mai 2010

Carlos d'Olivier Assayas

_ avec Edgar Ramírez, Alexander Scheer, Nora Von Waldstätten… 5 h 33.

_ Première partie diffusée ce soir à 20 h 45 sur Canal +.

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