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Libération

Comment gagner quelques millions de dollars au poker en ligne

par Erwan Cario
publié le 3 décembre 2008 à 18h02
(mis à jour le 3 décembre 2008 à 22h25)

Pour gagner au poker, il n'y a pas mille solutions. Soit vous apprenez à jouer, ce qui peut prendre des années, et vous travaillez les probabilités, les techniques, et vous avez quelques chances de vous en tirer avec un solde positif. Soit vous trichez. Et la façon la plus simple de tricher est certainement de voir les cartes de ses adversaires. Et là, vous pouvez être le pire joueur du monde et vous trouver face à Gus Hansen (l'un des meilleurs), vous gagnerez quoi qu'il arrive.

Le Washington Post et le magazine de CBS 60 minutes ont ainsi révélé en début de semaine une impressionnante arnaque qui a duré quatre ans et rapporté plus de 20 millions de dollars. L'affaire, qui date de l'an dernier, était bien connue des amateurs de poker en ligne. Tout commence en août 2007. Todd Witteless, joueur professionnel, pense avoir trouvé sur le site Absolute Poker un joli «fish», un joueur inexpérimenté, ce qui annonce une soirée très rentable. Il s'appelle Graycat, joue beaucoup de mauvaises mains, et semble pour l'instant un peu chanceux. Mais, quelques heures plus tard, après de nombreuses mains en un contre un, le verdict est sans appel: le joueur professionnel vient de perdre 15000 dollars. Il a du mal à y croire. C'est comme si Graycat pouvait voir son jeu.

Un mois plus tard, toujours sur Absolute Poker, lors d'un tournoi de haut niveau (4500$ l'entrée), un certain Potripper gagne un coup vraiment hors du commun. Sur la table, il y a : 4 de cœur et roi de cœur, roi de carreau, et 7 de pique et 5 de pique. Potripper va jusqu'au bout du coup face à un adversaire qui bluffe, Serge Ravitch. Problème: dans sa main il a juste 9 et 10 de trèfle, c'est-à-dire rien, mais Ravitch, avec 9 et 2 de cœur, a encore moins. Même s'il gagne, la façon de jouer de Potripper est indéfendable. Il remporte finalement le tournoi et 428520 dollars, face à Marco Johnson, alias «Crazy Marco».

Suspicieux, ce dernier demande à Absolute Poker l'historique des mains du tournoi. Et reçoit en retour, par erreur, un fichier Excel contenant l'historique sur plusieurs mois des parties de Potripper. Sur les forums de twoplustwo , la plus grosse communauté de poker en ligne, les esprits commencent à s'échauffer. D'autant que dans le même temps, d'autres comptes sont suspectés de triche sur Ultimate Bet, un site appartenant au même groupe qu'Absolute Poker. Et comme ce dernier reste muet (ils précisent juste avoir commencé une enquête sans avoir trouvé de preuves), les joueurs décident d'enquêter par eux-même.

Durant l'automne, en décortiquant toutes les mains de Potripper et de quelques autres comptes suspects, l'évidence saute aux yeux. Les statistiques sont complètement hors normes. Une analyse qui se retrouve sur un graphique représentant les gains en fonction du style de jeu (ci-dessous). La masse des points bleus représente les joueurs “normaux”. Le point rouge, le tricheur.

Source : absolutepokercheats.com

«Il a été pris parce qu'il a été facile à prendre, explique Serge Ravitch. Ca aurait été simple pour lui de ne pas se faire prendre s'il avait juste perdu quelques mains. Personne n'aurait rien suspecté.» Mais là, il n'y a aucun doute : Potripper avait accès aux mains de ses adversaires. Soit il s'agissait d'un hacker génial ayant réussi à pénétrer les serveurs d'Absolute Poker. Soit il s'agissait de quelqu'un de l'intérieur. Sur le document Excel, les enquêteurs trouvent la trace d'un e-mail et d'une adresse IP située au Costa Rica, liés à une maison appartenant à Scott Tom, le fondateur d'Absolute Poker, qu'il a revendu en 2006, mais qu'il a continué à administrer jusqu'en octobre 2007.

La société étant domiciliée au Costa Rica, et les serveurs hébergés dans la réserve amérindienne Mohawk au Canada, impossible d'enclencher une action en justice. Mais poussé par les révélations rendues publiques sur le net, Absolute Poker diffuse finalement un mail précisant qu'ils ont identifié «une brèche de sécurité interne qui a compromis notre système pendant un période de temps limitée. [...] La cause de la brèche a été déterminée et résolue.» Mais aucun nom, ni aucune poursuite. Les joueurs spoliés ont été remboursés (1,6 millions de dollars en tout), mais la société a conclu un marché avec le ou les escrocs. Aucune poursuite en échange de la description détaillée des méthodes utilisées.

Du côté d'Ultimate Bet, c'est à peu près la même histoire, mais dans des proportions autrement plus importantes. Un certain NioNio, qui utilisait par ailleurs 88 pseudos différents, aurait utilisé un logiciel espion installé par un ancien salarié. Le plus étonnant est qu'une partie de ces comptes était reliée à des joueurs professionnels VIP. Et la commission des jeux Kahnawake, en charge du problème au sein de la réserve Mohawk, a finalement annoncé avoir trouvé des preuves qui mènent à Russ Hamilton, ancien champion des World Series of Poker, la plus prestigieuse des compétitions. Ce dernier nie les fait et n'a toujours pas été inquiété. Ultimate Bet a pour l'instant remboursé 6,1 millions de dollars et pourrait débourser 15 millions de plus.

«Le plus inquiétant dans cette affaire, c'est qu'il peut y avoir d'autres comptes de ce genre, même sur d'autres sites, qui ne sont pas utilisés avec la même imprudence» , conclut Todd Witteless, dans le reportage de CBS.

En France, le poker en ligne, même s'il est très pratiqué, est toujours officiellement interdit. Une situation qui pourrait évoluer dans les mois qui viennent pour se mettre en conformité avec la règlementation européenne.

Regarder le reportage de CBS :

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