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Libération

Dimanche, le tout Twitter sera tout ouïe

par Sophian Fanen, Raphaël GARRIGOS, Isabelle ROBERTS et Isabelle Hanne
publié le 18 avril 2012 à 19h06
(mis à jour le 18 avril 2012 à 19h21)

Dimanche 22 avril vers 18 h 30. Dans les rédactions, les premiers sondages de sortie des urnes tombent, les services Politique s’activent pour être prêts à 20 heures tapantes, heure fatidique et cathodique de la publication des résultats provisoires du premier tour de l’élection présidentielle. Pendant ce temps, sur Facebook, sur Twitter et dans les bars, tout le monde est au courant et se ressert en bière et cacahuètes, tandis que les derniers votants se pressent aux urnes dans les grandes villes.

Comme en 2007, Internet va donc venir perturber le paisible déroulement des soirées électorales prévu par la loi du 19 juillet 1977 révisée en 2002. Sauf qu’il y a cinq ans, seuls les sites de quelques médias européens francophones avaient utilisé le Web pour publier les premiers chiffres dès 17 h 30. A cette époque lointaine, Facebook comptait à peine 400 000 utilisateurs en France et Twitter se lançait mollement. En 2012, le premier a dépassé les 24 millions de membres et le second revendique 5 millions d’inscrits dans le pays.

Ce qui était un souci en 2007 est donc devenu un bon gros problème institutionnel et politique en 2012 : la divulgation anticipée des premières tendances fiables peut-elle influencer le vote ? «Ce que dit la loi , explique Mattias Guyomar, secrétaire général de la Commission des sondages, c'est qu'il est interdit de diffuser par un quelconque moyen un sondage ou des résultats partiels à partir de la veille d'un scrutin. Il s'agit de faire en sorte que le dernier électeur à se présenter dans un bureau de vote ait les mêmes informations que le premier. C'est un fondement démocratique de l'élection.»

Eh bien ce fondement démocratique va sérieusement valdinguer dimanche. «Imaginer pouvoir aujourd'hui élever des digues entre les électeurs et les résultats, c'est très fantaisiste» , résume Luc de Barochez, directeur de la rédaction du Figaro.fr. Sur le sujet, tout le monde a en tête le premier tour de 2002. «Que se serait-il passé si, à 18 h 30, les premières estimations avaient indiqué que Jean-Marie Le Pen pouvait devancer Lionel Jospin ? se demande Emmanuel Rivière, directeur du département Opinions de TNS Sofres. Quand 250000 voix séparent deux candidats, on ne peut pas exclure que la publication de ces estimations vienne influencer le vote d'électeurs dont le bureau ferme à 20 heures.» En 2012, le premier tour ne semble pas devoir se jouer à 200000 voix près, mais pour Daniel Schneidermann, du site Arrêt sur images (et collaborateur de Libération ), «les gens de gauche, tous ceux qui hésitent entre Hollande et Mélenchon, pourraient attendre d'avoir des résultats pour aller voter» .

Dessin Charb

Mattias Guyomar se dit «particulièrement préoccupé» et s'est, en conséquence, rapproché de Twitter, afin de tenter d'imposer au réseau américain un blocage des tweets contrevenants. De leur côté, les sites internet de la RTBF ou du Soir , en Belgique, et du Temps et de la Tribune de Genève , en Suisse, ont déjà annoncé qu'ils comptaient bien profiter une nouvelle fois d'un afflux de visiteurs français en publiant des résultats au plus tôt. «Ces médias étrangers ne doivent pas se sentir à l'abri, avertit le secrétaire général de la Commission des sondages. La loi interdit bien la diffusion sur le sol français, donc l'infraction peut être constituée.» En 2007, aucune action en justice n'avait été entreprise, la commission estimant que «les choses étaient restées assez confidentielles» .

Dans les rédactions françaises, on s'est posé ces derniers jours beaucoup de questions déontologiques, en mettant dans la balance la course à l'info instantanée et l'amende de 75000 euros qui sanctionne la divulgation anticipée d'un sondage de sortie des urnes, tandis que le tweet d'un résultat partiel coûterait 3750 euros. La tendance forte est à l'attentisme, personne ne se disant prêt à entrer en résistance contre une loi pourtant jugée par tous comme obsolète. «Nous ne publierons pas de chiffres quel que soit le choix fait par nos concurrents , détaille Albert Ripamonti, directeur de l'information de la chaîne d'info i-Télé. C'est dix minutes de gloire, puis des années de procédures.»

Problème, indique Hervé Béroud, directeur de l'info de BFMTV, qui promet lui aussi qu'il ne donnera pas les chiffres ; il faudra «gérer les gens sur le terrain, si dans les QG ils sont tous au courant et sont en train de chanter "on a gagné"» … Même rigueur de façade chez Slate.fr ou au Nouvel Observateur , qui comptent attendre 20 heures… mais seront prêts à dégainer du chiffre en cascade si un autre média hexagonal se lance en éclaireur. «On est pragmatiques , résume le directeur adjoint de la rédaction de l'Obs , Aurélien Viers. Si tous les sites de France sortent l'info, on se réserve le droit d'aviser, par exemple dans le cas d'un gros événement comme le séisme du 21 avril 2002.»

Dessin Charb

Pierre Haski, cofondateur de Rue89, regrette la «zone grise» dans laquelle les rédactions françaises sont lâchées. «Au départ, c'est une loi parfaitement louable, mais elle est obsolète puisque les technologies l'ont dépassée. Pour les régionales de 2010, nous avons mis un bloc Twitter sur le site et nous nous sommes retrouvés à violer la loi sans le vouloir, puisque certains chiffres publiés venaient de Suisse ou de Belgique. Mais nous allons refaire la même chose, ça fait partie de notre manière de suivre l'événement.»

Au lendemain de la présidentielle, l’urgence sera donc d’en finir avec cette incohérence entre le temps officiel et celui de l’information moderne. En 2007 déjà, la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale avait préconisé comme solution évidente que tous les bureaux de vote du pays ferment en même temps à 20 heures.

Mais rien ne s'est fait, faute de volonté politique et médiatique selon le rapporteur de la commission, Jacques-Henri Stahl : «Si on ferme tous les bureaux à 20 heures, les téléspectateurs devront attendre 20 h 30 ou 20 h 45 pour avoir les premiers résultats.» Ce serait alors la fin du sacro-saint surgissement télévisé du nouveau président de la République à 20 heures, matrice d'images fortes qui ont marqué chaque génération depuis 1958. Ceux de 2012 pourront raconter comment ils ont vécu, pour la dernière fois, cette séquence médiatique très française et vu apparaître le visage du vainqueur sur leur écran. «Mais je le savais déjà» , regretteront-ils.

Paru dans Libération du 18 avril 2012

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