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Libération

Jeux vidéo : la manette perd la main

par Olivier Seguret
publié le 19 décembre 2011 à 12h08

Dans son édition du 10 décembre, The Economist publiait un special report consacré aux jeux vidéo. Son coordinateur, Tim Cross, estime qu'ils formeront «le média le plus excitant dans la décennie à venir, ainsi que celui qui connaîtra la plus forte croissance» . Ce n'est pas Libération qui démentira le prestigieux hebdomadaire britannique : l'exubérante et prolifique industrie des jeux vidéo forme un observatoire sans pareil sur les évolutions du monde et sur les mœurs de la société. Son développement ne concerne pas que les joueurs, loin de là. Si les gamers sont aux avant-postes, les implications du gaming, elles, concernent tout le monde. Ce que cette industrie élabore à tâtons, et sans réelle boussole autre que l'argent, ce sont les formes futures du divertissement, des loisirs, du spectacle et sans doute même de la culture, telles qu'elles se pratiqueront de plus en plus universellement.

Plus familial, plus féminin, plus collectif

Avide d'innovation et de ruptures technologiques, le jeu vidéo a connu ces dernières années une diffusion si importante qu'il occupe désormais le cœur des pratiques populaires et mainstream, comme une exposition en cours au Grand Palais, «Game Story», en atteste ( lire l'article ). Parmi les facteurs ayant permis sa démocratisation, la question de la plus grande accessibilité des jeux et des machines a joué un rôle prépondérant. Le lancement, en 2006, de la console Wii de Nintendo est considéré comme le signal d'un tournant décisif. En faisant au public néophyte une proposition simplifiée grâce à son système de reconnaissance de mouvements, plus intuitif qu'une manette classique avec boutons, Nintendo a attiré des générations entières de nouveaux adeptes vers le jeu.

Le profil moyen du joueur, du coup, a évolué lui aussi : plus familial, plus féminin, plus collectif, plus mature. Grâce à son astucieuse Wii, Nintendo a ainsi remporté haut la main pour cette génération la compétition rituelle qui oppose les constructeurs de consoles, en vendant à peu près autant que ses concurrentes Xbox 360 et PlayStation 3 (PS3) réunies. Du même coup, la Wii a orienté durablement le marché tout entier vers la tendance dite du «casual gaming», représentée par des jeux accessibles, peu axés sur l’expertise ou la virtuosité, que l’on peut suspendre et reprendre sans dommage, jouables à plusieurs à l’heure de l’apéritif ou ayant la fonction de coach pour toutes sortes de programmes d’entraînement.

Devant la popularité du casual, la concurrence n’a pas tardé à faire ses propres propositions avec de nouveaux systèmes de reconnaissance de mouvements. Sony a ainsi inventé le Move, manette spéciale pour sa PS3, coordonnée à une minicaméra. Mais c’est Microsoft qui a fait l’offre la plus radicale avec le système Kinect, un accessoire périphérique à la Xbox, truffé de caméras et de capteurs et qui, sorti voici tout juste un an, compte déjà parmi les plus fulgurants succès de la firme high-tech américaine : plus de 10 millions d’exemplaires ont été vendus à l’occasion des fêtes de Noël en 2010 et presque autant depuis…

Infiniment plus physique

Mais en quoi consiste Kinect ? Tous ceux qui ont vu Minority Report peuvent s’en faire une idée, même si c’est là une vision idéale. Dans le film d’anticipation de Steven Spielberg, les personnages ont l’habitude de faire fonctionner avec la voix ou d’un simple geste la myriade d’interfaces qui tapissent leurs vies. Kinect est l’interface du présent la plus proche de ce futur. Abolissant totalement la manette, le système se commande avec le corps, faisant passer le jeu vidéo dans une dimension infiniment plus physique. Les jeux de simulation sportive, notamment, trouvent là une application radicalement nouvelle. On ne pousse plus le ballon avec le bouton X ou la gâchette Z, mais avec son pied ! Révolution… Le cas des jeux musicaux et des jeux de danse est encore plus éloquent : le joueur danse devant l’écran, et le jeu le corrige en direct, mesurant précisément ses mouvements.

Avec Kinect, l'engagement du joueur devient charnel, organique. L'interaction entre lui et son jeu se fait par la médiation invisible d'un objet impalpable. Il n'a plus de manettes, mais il lui reste de nouvelles «touches» à découvrir et maîtriser : ses mains, ses bras, ses membres, sa tête, son buste. Le changement de ce rapport entre le joueur et la machine est tel que l'on ne mesure sans doute pas encore très bien la profondeur des voies inédites qui s'ouvrent au jeu vidéo. Les développeurs eux-mêmes ont encore beaucoup à prouver dans ce domaine : si de nombreux titres Kinect déclinent toutes sortes de party games («amusements collectifs») et de divertissements casual, les prises de risque créatives et addictives sont rares, même s'il existe de remarquables exceptions, comme le conte new age du Japonais Tetsuya Mizuguchi Child of Eden ou le populaire Dance Central développé par le très réputé studio Harmonix.

Kudo Tsunoda, lui, professe un optimisme inébranlable dans le potentiel de Kinect. On peut le comprendre : il en est l’inventeur, plus précisément l’ingénieur et designer en chef. Il dirige aussi le département des Microsoft Game Studios. Malgré le caractère nippon de son patronyme, c’est un prototype du all american boy devenu quadra. Et même très grand : le genre à faire du basket et du hockey à l’université, ce qui fut son cas. Il était il y a quelques semaines à Paris, où il présentait à la fois un premier bilan de Kinect un an après son lancement et le copieux menu des nouveaux jeux, programmes ou applications que Microsoft entend attacher à son gadget vedette dans les prochains temps.

Détournements grivois

«J'ai cru au potentiel de ce système dès l'origine de sa conception, se souvient Tsunoda, qui a rejoint Microsoft en 2008, après un passage remarqué chez Electronic Arts. Mais les proportions de l'engouement m'ont surpris. Le chiffre le plus important pour moi, c'est que la moitié des acheteurs de Kinect acquièrent aussi une console pour la première fois. Ce sont des nouveaux venus parmi le public de gamers.»

En fait, on peut se demander si Microsoft lui-même avait imaginé l'impact de son Kinect. Dès sa sortie, l'engin est immédiatement détourné par des légions de hackers et d'amateurs, qui l'adaptent à leur PC ou même à leur Mac, donnant lieu à une profusion de trouvailles et usages inattendus. La capture d'images en 3D, la possibilité de scanner des objets de la vie réelle et de les faire apparaître sur l'écran dans un tout autre contexte, la reconnaissance vocale ainsi que les divers capteurs et sensors inspirent des emplois qui dépassent largement le jeu (naturellement, le système a aussi donné lieu à toutes sortes de détournements grivois, qui étendent le slogan marketing de la bestiole, «Jouez avec votre corps» , au-delà des limites prévues par la pudeur…). Rapidement, une petite communauté se fédère et Microsoft récupère sans tarder cette vitalité inopinée autour de la bannière Kinect Labs.

Cette structure enjambe le business et la faculté, selon une pratique répandue aux Etats-Unis : sur le campus de l’University of Southern California à Los Angeles, Microsoft a fondé les Fun Labs (mettons «labos rigolos»), où les étudiants sont conviés à réaliser toutes les applications qu’ils pourront imaginer pour Kinect. L’objectif n’est pas la rentabilité ; il n’est même pas de nature nécessairement commerciale. Pour la plupart, les étudiants ont jusqu’ici conçu des programmes fortement teintés de responsabilité sociale : rééducation cognitive, aide aux enfants en difficulté scolaire, réinsertion après traumatisme, assistance à la désintox, etc. D’autre part, les joueurs trouvent désormais sur leur Xbox un accès direct à la sphère participative des Kinect Labs, où l’on peut déposer, créer, partager les productions imaginées par d’autres joueurs.

Relation singulière

L'ensemble constitue bien sûr un tube à essai que la division Xbox observe avec assiduité, s'imbibant des meilleures idées pour le développement de ses propres produits Kinect. «Il a été particulièrement instructif pour nous d'observer le comportement social que déclenchait Kinect, les façons très diverses dont les gens l'accueillent et lui font une place dans leur foyer, explique Tsunoda. L'expérience interactive créée entre différents joueurs est aussi très nouvelle, elle dépasse complètement le simple concept de "multijoueurs". D'une certaine façon, elle permet à la relation singulière qui unit les joueurs - les amis, les parents, les amours, les collègues - de s'exprimer dans un cadre neuf et de devenir partie intégrante du gameplay. Celui qui se trouve sur le canapé peut s'avérer aussi impliqué que celui qui joue.»

Ce qui a également beaucoup surpris les créateurs de Kinect comme les observateurs extérieurs, c'est la plasticité du système, qui est désormais testé dans d'innombrables fonctions très éloignées du jeu. «J'avais conscience que Kinect était une plateforme très propice à l'invention, mais je ne m'attendais pas à un tel écho, un tel décollage de l'innovation, confirme Kudo Tsunoda. Les gens commencent à l'utiliser dans des champs que nous n'avions pas anticipés, comme l'éducation, le contrôle de robots et même le champ médico-chirurgical.»

Depuis le 6 décembre, une nouvelle mise à jour est disponible pour les détenteurs de Kinect qui approfondit considérablement l’intégration de l’appareil dans le cœur de la Xbox, ses interfaces et ses menus. La reconnaissance vocale du français existe désormais, et l’on peut naviguer, par exemple, sur un moteur de recherche en donnant des ordres à voix haute, ce qui fait un drôle d’effet, à moins de se prendre vraiment pour Tom Cruise dans Minority Report. Les jeux ajoutant cette fonction de la voix commencent à arriver eux aussi, comme Halo Anniversary, remake rehaussé du fameux blockbuster maison. De même, le débarquement, le 2 décembre, à point nommé pour Noël, d’un Disneyland Adventures spécialement dédié à la plateforme a de bonnes chances de relancer l’intérêt autour du gadget magique.

Mais on sent bien que le risque majeur derrière l’entreprise jusqu’ici réussie que constitue Kinect, c’est celui d’un effet de mode sans lendemain, dans le cas où les développeurs du monde entier ne s’en empareraient pas avec la fougue et la fibre créatives nécessaires à sa pérennité. Kinect, en un mot, sera-t-il durable ?

La réponse à cette énigme pourrait n’intervenir qu’à l’occasion de la prochaine génération de consoles. Depuis plusieurs jours, l’industrie bruisse de cette rumeur : Microsoft serait prêt à lancer le successeur de sa Xbox 360 vers la fin 2012 ou au début de l’année suivante. Nul doute qu’un «Kinect 2» a été directement intégré à cette future console dès sa conception, dont la phase principale doit être achevée. Un tel calendrier suppose que des studios travaillent activement au développement des titres prévus pour le lancement de cette super Xbox «kinectisée». Cela peut ouvrir un vide en termes de jeux vraiment innovants dans la période qui nous sépare de cette nouvelle console. Mais cela peut aussi être l’occasion d’un rebond décisif : si l’on en juge par la foi affichée par Microsoft sur ce terrain, Kinect est investi par la firme de Redmond d’un potentiel dont nous n’avons vu que les prémisses. A certains égards, c’est toute sa stratégie commerciale pour la Xbox que Microsoft a redéployée autour de Kinect : l’objet catalogué comme simple périphérique est finalement devenu central. C’est à partir de lui que s’organise la mutation de la console de jeux, qui ne répond plus exactement aux critères de la «machine à jouer» classique mais évolue vers quelque chose d’hybride : un terminal de loisirs, une boîte à spectacles, une plateforme d’échanges et de réseautages sociaux.

Médiation entre vie réelle et vie virtuelle

Reste aux anthropologues à réfléchir pour trouver les clefs et les concepts qui nous aideraient à mieux prendre la mesure de cette nouvelle médiation entre vie réelle et vie virtuelle que le jeu vidéo se propose, en éclaireur, de cultiver : après la disparition du fil, puis des manettes, la médiation directe par le corps. Il va falloir méditer sur cette rupture, ce passage, et se souvenir des sagesses anciennes qui nous ont enseigné que nous ne possédons pas un corps mais que nous sommes un corps. Kinect, à sa façon, nous met au défi de renouer avec cette vérité-là.

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