Menu
Libération

Les destins animés de Miyazaki

par Isabelle Hanne
publié le 5 avril 2010 à 17h11
(mis à jour le 13 avril 2010 à 16h39)

«Je vois Miyazaki comme un arbre. Comme un arbre, et non pas un être humain» , raconte une actrice japonaise qui avait prêté sa voix à un personnage de Chihiro . Une étonnante définition de Hayao Miyazaki, qu'on peut entendre dans Ghibli et le mystère Miyazaki , un documentaire diffusé à l'occasion de la rétrospective qu'Arte consacre au grand maître de l'animation japonaise, mondialement vénéré, à partir de ce soir avec le Voyage de Chihiro . Un «arbre», soit, doublé d'un «bourreau de travail , ajoute Yasuo Ôtuka, vétéran de l'animation japonaise. C'est sa capacité de production qui a fait de lui un génie.» Certains le disent misanthrope, tyran, d'autres, ultramodeste et discret.

Pour la première fois, une chaîne française diffuse une grande partie de ses longs métrages  : le Château dans le ciel, Princesse Mononoké, Nausicaä de la vallée du vent, le Château ambulant, Mon Voisin Totoro , et le Voyage de Chihiro . Manque le poignant dernier, Ponyo sur la falaise , sorti en France il y a tout juste un an, pour compléter cet aperçu des trésors de Miyazaki. Des chefs-d'œuvre d'émotion tous sortis des studios Ghibli, fondés en 1985 par Miyazaki et son complice d'alors, Isao Takahata (auteur du magnifique et tire-larmes Tombeau des lucioles ). A Ghibli, on donne dans l'artisanal. Miyazaki, anti-machine et anti-ordi, avoue passer des semaines à chercher la bonne teinte d'une rivière. Car à Ghibli, tout est dessiné à la main avant d'être scanné, dans la tradition japonaise des emaki, ces rouleaux dessinés avec un système de narration horizontale, considérés, avec les théâtres de papier ambulants (les kami-shibai), comme les ancêtres du manga.

Les personnages de Miyazaki ont des yeux et des bouches immenses, comme dans les mangas tels qu'on les voit depuis l'Occident. Mais lui parvient littéralement à animer ses personnages, à leur donner une âme : ses personnages dessinés sont plus humains que l'humain lui-même. «Ce que je voulais faire consistait à affirmer la plénitude du monde» , osera-t-il dire un jour. A juste titre. Dans ses films, les héros, touchants et vifs, sont tous des enfants ou des adolescents embarqués dans des voyages initiatiques, des épopées picaresques. Ils sont princes ou princesses aux destinées souvent extraordinaires, et savent apprivoiser les monstres qui peuplent leurs univers. Miyazaki trouve en eux non pas l'innocence de l'enfance, mais l'enfant idéal, tout en parlant des peurs et des fascinations de l'âge tendre (Chihiro, Totoro).

En face des enfants, il y a des vieillards, des grand-mères avec verrue et nez crochu, parfois méchantes sorcières, souvent gentilles et formidables. C’est là une clé du cinéma -- car il s’agit bien de cinéma, avec une telle puissance narrative et cette intelligence du cadre -- de Miyazaki. Contrairement au manichéisme des dessins animés occidentaux, un méchant peut avoir un visage de gentil, et réciproquement. D’ailleurs, les notions de bien et de mal ne sont jamais clairement définies.

Le Voyage de Chihiro - DR

Dans ses fantaisies oniriques, baroques et incontrôlables, habitées de fantômes, d’esprits et de mystères, le maître Miyazaki-san (comme on l’appelle en japonais) fait vibrer subtilement la corde sociale, écolo, philosophique et politique. Le tout soutenu par la fabuleuse musique de Joe Hisaishi, le compositeur attitré de Miyazaki (et de Takeshi Kitano). La nature est omniprésente et magnifiée : cieux d’azur, végétation généreuse, eau limpide. Avec, dans la mythologie Miyazaki, une place toute particulière accordée aux éléments -- surtout au vent, à l’air : presque tous les personnages de Miyazaki volent -- et aux animaux, souvent mutants, hybrides (le totoro, mi-lapin, mi-chat, devenu l’emblème des studios Ghibli, le chat-bus…). Les humains sont bestialisés (les parents de Chihiro qui deviennent des cochons) et les animaux humanisés (les louves de Mononoké, douées de parole).

En face de la nature, et contre elle, il y a la civilisation des hommes. Des mines qui abîment le paysage et grattent le cœur de la terre ( le Château dans le ciel ), la déforestation ( Princesse Mononoké ), l'autodestruction du monde industriel ( Nausicaä de la vallée du vent ). Des humains qui évoluent dans des machines rouillées, des engins volants échappés de l'imaginaire de Jules Verne, entourés d'armes et de bombes -- Miyazaki, né en 1941, l'année de Pearl Harbour, semble hanté par la guerre. Le monde des humains est aussi celui du travail acharné, de l'exploitation des femmes (Mononoké, Chihiro).

À la fois très japonais et universels, rêves et cauchemars, les films du poète Miyazaki ont décomplexé les adultes du monde entier : avec lui, tout le monde peut se laisser rêver devant des dessins animés.

Paru dans Libération du 05/04/2010

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique