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Miss Gloss S02E05 : Pas de @vous sur la TL, c'est à pleurer

Toutes les semaines, retrouvez sur Ecrans.fr les maraboudficelles de Miss Gloss.
par Miss Gloss (recueilli par Stéphanie Estournet)
publié le 16 juin 2011 à 16h20
(mis à jour le 16 juin 2011 à 18h23)

C'est Stan, le dégé de votre Fabuleuse Boîte de Com , qui est à l'origine de ce dîner au Hangar. «Tout à fait entre nous» , avait-il pris soin de préciser dans son mail. Dans la bruyante cantine branchée, vous commandez un cocktail au nom d'oiseau en devisant avec votre voisine de gauche, une plantureuse métisse aux grands yeux verts, aux seins comme des offrandes dans leur décolleté pailleté.

Autour de la table ronde, une douzaine de galeristes, patrons de presse , chefs de pub, éditeurs de BD, présentateurs radio, etc., s'indignent d' Indignez-vous , ricanent de Djian, déplorent le Malick. La rédactrice en chef d'un magazine télé de mode, dont l'iPad posé face à elle joue la mélodie des bips de mails entrants, s'extasie sur le Libé habillé par Jean-Paul Gaultier. S'en suit une flopée de commentaires ricanants voire acerbes sur l'édition couture. Votre voisine s'appelle Cerise. Vous pensez: «Cinq fruits par jour. Ou cinq fois par jour.»

En attendant le dessert, Stan montre à un type en chemise rayée et colorée votre dernière campagne Eau Minérale . Sur l'iPad, les images créées par votre team ; dans les bouches des «oh» , «ah» -- un mauvais magicien dont on a pitié. Vous imaginez la tête de vos gars devant une telle tablée de poseurs. Vous avez trop bu, mais alors qu'au moment de l'apéritif vous vous disiez qu'il vous faudrait quelques verres pour supporter la soirée à venir, vous en êtes maintenant à trinquer avec un décideur dont vous avez oublié le nom, en vous félicitant in petto d'être le seul créatif autour de la table. Nanard, votre meilleur ennemi, n'a d'ailleurs pas été convié. Vous avez la tête qui tourne, c'est la Foire du trône. Vous optez raisonnablement pour une pause côté toilette.

Dans une cabine – petits carreaux argentés, parquet épais, musique lounge – assis sur le chiotte – qui n'est qu'un chiotte –, vous tripotez votre iPhone. Pas de mails autre que pro, pas de sms ou de tentative de vous joindre, pas de @vous sur la TL. Le monde existe en dehors de votre présence, c'est à pleurer. Pourtant, votre téléphone en veille renvoie l'image d'un garçon au visage volontaire, front haut, pommettes saillantes, regard franc. Là, dans la solitude de votre cabine, alors que le monde lui-même vous attend, Narcisse vous montre du doigt en riant: qui es-tu, toi, dont l'identité est devenue synonyme d'indice salarial? Quel genre de mec es-tu, toi que rien ne rattache au monde en dehors de ton ascension professionnelle? Qui aimes-tu? Que veux-tu dans le monde réel?

Le visage que reflète le miroir au-dessus des lavabos de pierre noire n'a rien à voir avec celui que vous avez l'habitude de voir dans votre iPhone. Face à vous, un type aux yeux cernés de bleu comme s'il portait des lunettes de souffrance, au regard hagard, au teint triste. Vous vous aspergez le visage d'eau froide, avalez un xanax. Pas question de vous laisser dériver sur une vague de fatigue. Finissez-en avec votre job de VIP de vous-même. Des points seront marqués à l'issue de cette soirée. Et avec un peu de chance, vous finirez dans de beaux draps.

Cerise vous accueille avec une moue complice alors que la discussion a dérivé sur les rapports entre fric, publicité et médias. C'est peut-être le moment de l'attirer à vous dans cet instant où elle semble profondément s'ennuyer. Vous ne savez rien d'elle, vous l'envisagez chroniqueuse star dans un féminin, DA free lance. Vous pouvez même l'imaginer au réveil, piaillant depuis la salle de bains, se hâtant en culotte, son téléphone sonnant pour la quatorzième fois depuis qu'elle l'a rallumé il y a cinq minutes. Dans la conversation, alors que vous lui découvrez une jolie petite fossette quand elle sourit, vos mains s'effleurent – c'est charmant.

Stan a saisi la note dans un geste de maître du monde , et propose d'aller boire un verre au Garage. Tous sont enthousiastes, ivres déjà. Vous vous tournez vers Cerise. Elle a un sourire complice. Vous pourrez toujours disparaître avec elle une fois là-bas. En chemin, Stan vous saisit le bras – vieux potes. Il parle fort, mais sur le ton de la confidence. Il est heureux que vous soyez là. Vous le méritez, après ce boulot sur Eau Minérale. Ensemble, vous allez mettre le monde à vos pieds. C'est une ère nouvelle. Et il saura vous en remercier. D'ailleurs, vous êtes là. D'ailleurs, avec Cerise, faut pas vous gêner. Ca fait dix ans qu'il fait appel à la même boîte pour les escortes. Elles sont saines et toujours parfaites.

Un coup d'œil à Cerise, un autre à votre iPhone . Votre reflet, soudain, ressemble trait pour trait à celui de tout à l'heure, dans le miroir des chiottes. Vous remerciez Stan, hélez un taxi. Envisagez de rappeler vos potes pour une soirée Pro-Soccer – si c'était seulement possible.

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