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Libération

Ned Ludd, rage contre les machines

par Marie Lechner
publié le 1er août 2012 à 11h33
(mis à jour le 1er août 2012 à 11h35)

Quel lien entre Anonymous et les luddites? A première vue, tout les sépare. Les briseurs de machines britanniques du début du XIXe siècle sont restés dans l'histoire comme le mouvement technophobe par excellence, alors que les turbulents cyberactivistes Anonymous sont plutôt associés dans l'imaginaire populaire à un amour inconditionnel de la technologie. Pourtant, Marco Deseriis, professeur de médias numériques à l'université de Northeastern, à Boston, voit au moins trois points communs à ces héritiers de Robin des bois.

Ils ciblent, d’après lui, des machines d’un certain type. Les luddites s’attaquent aux procédés mécaniques introduits au début de la révolution industrielle qui déclassent les travailleurs qualifiés pour les remplacer par une main-d’œuvre non spécialisée. Anonymous hacke les infrastructures de communication des gouvernements et des sociétés qui limitent l’accès à l’information et sapent les algorithmes de la machine cybernétique. Tous deux se manifestent sous un pseudonyme collectif, que chacun peut s’approprier pour mener des actions publiques. Un nom qui permet de cristalliser chez les luddites comme chez Anonymous des opérations disparates et de les unir sous un même étendard.

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«Le meneur des luddistes.»

Le nom de Ludd est associé aux graves troubles qui secouèrent le nord de l'Angleterre, entre 1811 et 1816, marqué par la destruction de milliers de métiers travaillant la soie, le coton ou la laine. Même si les luddites sont souvent assimilés aux bris de machines, ce type de sabotage n'est pas une nouveauté, des ouvriers en colère ont utilisé ce moyen violent tout au long du XVIIIe siècle pour protester contre ces mécaniques «tueuses de bras» .

Mais l'intensité de cette soudaine épidémie déconcerte le gouvernement britannique, et plus encore le «leader» énigmatique et ubiquitaire dont se réclament les insurgés. Leur mode opératoire aussi détonne. Les émeutes coutumières ont fait place à des petits groupes nocturnes organisés, correspondant entre eux par des codes. Des hommes aux visages barbouillés de noir ou masqués par des foulards, voire travestis en femmes, abattent sur des métiers ciblés leur volumineuse masse «Enoch». Leurs actions sont précédées de l'envoi d'une lettre de menaces sommant le manufacturier de renoncer à ses machines s'il ne veut pas les voir réduites en miettes. Le signataire est un mystérieux Ludd, précédé du prénom Ned ou Edward et des titres ronflants de capitaine, général ou roi. On ignore aujourd'hui encore qui il est et s'il a vraiment existé, écrit Nicolas Chevassus-au-Louis dans les Briseurs de machines (éditions du Seuil).

Selon la légende, son origine vient du jeune apprenti Ned Ludlam qui, lorsque son maître, tricoteur dans un village du sud des Midlands, lui demanda de régler son métier le brisa d’un grand coup de marteau. Plus mystérieuses encore, les raisons pour lesquelles les tricoteurs des Midlands -- suivis des tondeurs de draps du Yorkshire puis des tisserands à bras du Lancashire -- décidèrent d’adopter ce nom collectif pour revendiquer leurs actions, signer leurs proclamations et lettres de menaces dont ils arrosent les autorités et propriétaires de machines.

Tout juste peut-on observer que la forêt de Sherwood, repaire de Robin des bois, est elle aussi dans les Midlands et que Ludd se réfère souvent au justicier légendaire pour asseoir sa légitimité, envoyant ses lettres «de la caverne de Robin des bois» ou les signant «Bureau de Ned Ludd, forêt de Sherwood» .

La stratégie d’intimidation consistant à envoyer des missives vengeresses toujours signées du même nom était particulièrement efficace parce qu’elle suggérait la présence d’une force coordonnée, une armée de l’ombre dont il était difficile de jauger la puissance, tout en empêchant l’identification individuelle par la police. Opacité et secret entourent le mouvement malgré les espions envoyés par les autorités, qui ne parviennent à savoir s’il s’agit d’un complot fomenté par des agents français, d’émeutes de la faim ou d’une hostilité aux machines.

Source:

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Une carte des actions des luddistes

Les luddites agissent dans un «triangle» situé au cœur des campagnes anglaises, siège d’une révolution industrielle embryonnaire, entre Manchester, au nord-ouest, York, à l’est, et Nottingham au sud. Le premier incident a lieu dans les Midlands, le 11 mars 1811, dans un contexte général déprimé. L’Angleterre subit le blocus continental imposé depuis 1806 par Napoléon, entraînant chômage et baisse des salaires. Une grande manifestation de tricoteurs exigeant de meilleures rémunérations a été dispersée par l’armée. La riposte est immédiate avec le saccage de 63 métiers dans la nuit qui suit, puis les destructions se prolongèrent pendant près d’un an.

Des troubles similaires éclatent dans la draperie du Yorkshire, en janvier 1812, avec des violences qui atteignent leur apogée à Rawfolds, où 150 hommes assaillent la manufacture de William Cartwright, épisode décrit dans le roman Shirley, de Charlotte Brontë. En février 1812, les premières lettres de menace signées Ludd arrivent cette fois chez les manufacturiers du Lancashire, fief de l'industrie cotonnière.

En circulant d'une région à l'autre, et à mesure de ses appropriations, Ludd devient le véhicule de revendications disparates. Les tricoteurs des Midlands demandent le respect des usages en vigueur dans la profession et s'opposent aux dentelles bas de gamme qui déprécient leur métier. Ils réclament une juste rémunération et ne s'en prennent aux machines qu'en dernier recours, après avoir épuisé les moyens légaux. Leurs raisons sont exposées de manière limpide dans l'hymne luddite, le Triomphe de Ludd , l'une des nombreuses chansons qui entretinrent la mémoire de l'épopée. «Son ire est entièrement dirigée contre les métiers larges/ Et contre ceux qui baissent les prix en vigueur/ Ces machines de malheur sont condamnées à mourir/Par un vote unanime de la Corporation/Et Ludd, qui peut défier toute opposition/ Fut désigné pour en être le Grand Exécuteur.»

Le Triomphe de Ludd, librement interprété par The Fucking Buckaroos.

Tandis que le vieux monde de l'artisanat textile bascule dans l'industrie moderne, le luddisme apparaît en réaction au démantèlement de la vieille législation «paternaliste» et à l'imposition de la politique économique du «laisser-faire» , selon l'historien Edward P. Thompson. En se propageant dans le Yorkshire, le mouvement se radicalise avec incendies de lainières et assassinats de manufacturiers. L'introduction de deux nouvelles machines, la laineuse mécanique et le métier à tondre automatique, menace directement l'existence même des tondeurs de draps, l'aristocratie du textile. Tandis que le Nord-Ouest, où la mécanisation de la filière du coton a débuté dès le milieu du XVIIIe siècle, s'enflamme. Les revendications se diversifient, portant sur les salaires insuffisants, le prix trop élevé de la nourriture et se doublent d'une contestation du pouvoir monarchique. Au printemps 1812, la situation semble insurrectionnelle dans le nord de l'Angleterre, et ce en dépit d'une loi qui condamne à mort les briseurs de machines. Le gouvernement de Londres ne vient au bout de la révolte qu'en recourant à la répression et à la pendaison des fauteurs de troubles.

Loin d'être «la jacquerie industrielle vaine et frénétique», un soulèvement rétrograde opposé au progrès auquel on a voulu le réduire, le luddisme, mouvement aux multiples facettes, exprimait plutôt une lutte générale contre la dépossession des savoir-faire et pour la justice sociale, unie derrière l'éponyme de Ludd. Perpétuée dans les chansons et les poèmes jusqu'à nos jours, la figure du «Général de l'armée des justiciers» est loin d'avoir disparu, réactivée par les néoluddites qui contestent le développement incontrôlé de la technologie.

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Publié dans « Libération » du 23 juillet.

Demain : Nicolas Bourbaki

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