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Libération

TV connectée: les chaînes veulent leur tour de contrôle

par Alexandre Hervaud
publié le 26 novembre 2010 à 17h12
(mis à jour le 1er décembre 2010 à 12h47)

Imaginez deux minutes, vous travaillez pour M6 -ou TF1, y'a pas de sot métier. Nous sommes courant, disons, 2012, la France est connectée de partout, enfin surtout du téléviseur après le gros succès de Noël en magasin des TV connectables à Internet. Et là, c'est le drame : pendant que votre carton assuré qu'est L'Amour est dans le pré – ou Secret Story saison 6 – est regardé en masse par un de ces téléspectateurs nouvellement équipé, voilà que d'affreux trucs se superposent sur son écran, des «widgets» comme on dit, ces incrustations diverses parasitant votre flux voire pire, incitant votre audience chérie à aller voire autre chose, ailleurs. Et sans votre consentement, en plus ! Avouez que ça la fout mal, quand même, pourquoi pas diffuser les programmes sans pub tant qu'on y est.

Après ce jeu de rôle introductif, vous comprenez les motivations qui se cachent derrière la signature récente (le 19 octobre) de la «charte des éditeurs sur les modalités d'affichage des contenus et services en ligne sur les téléviseurs et autres matériels vidéos connectés» ( pdf ). Rien de particulièrement nouveau dans le document et les 5 points qui le constituent : la lettre d'info Satellifax en avait détaillé une bonne partie déjà en mai dernier, comme l'avait alors souligné Numérama . Le site d'actu numérique jugeait alors que de tels accords «excluent toute concurrence et freinent considérablement l'innovation sur les téléviseurs» .

C'est pourtant sur une bonne intention que débute ladite charte, ses signataires déclarant souhaiter «le développement des nouvelles gammes de téléviseurs et autres matériels vidéo connectés à Internet» . Une «norme technique harmonisée» est par ailleurs souhaitée (ce sera, sauf imprévu, le standard HbbTV ). Mais sans pour autant perdre le contrôle (un mot qui revient à plusieurs reprises dans le texte), qui plus est «total et exclusif» en ce qui concerne les «contenus et services affichés en surimpression ou autour de leurs programmes diffusés» . Et d'ajouter, intraitable : «ni un choix proposé par un tiers (…), ni un choix paramétré par le télespectateur lui-même ne sont acceptés, y compris si ce choix provient d'un autre matériel connecté au téléviseur» . De quoi donner envie de ressortir nos restes de latin (enfin, notre dernière recherche google) : connecter, ça vient de «conectere», qui veut dire «lier ensemble», mais aussi «enchaîner». Ambiance.

Capture d'écran (Samsung, ici) connecté - DR

Au dernier MIP cannois , où nos intrépides confrères s'étaient rendus, l'inquiétude sur l'arrivée de Google TV et autre Yahoo Connected TV ou Apple TV ne faisait pas doute ; un employé de MGM y déclarait ainsi : «la clé de la connected TV, ce sera l'interface. Et le voisinage est très important, je n'ai pas forcément envie que l'Homme au masque de fer soit proposé à côté de la vidéo d'un chat qui danse» . Côté M6, on donne un autre type d'exemple suite à la publication de la charte : «on n'a pas vraiment envie d'avoir un pub Playboy en pop sur la case M6 Kid, par exemple, ou quoi que ce soit qui puisse inciter les téléspectateurs à zapper.»

Effectivement, l'interface compte pour beaucoup, c'est dire si l'étude de l'IDATE (un centres d'études et de conseil créé en 1977) parue cette semaine tombe à pic. Contacté par Ecrans, Sophie Girieud, chef de projet responsable de l'étude, évoque les pistes probables vers lesquelles constructeurs et éditeurs pourraient se tourner : «Pour respecter la volonté de contrôle des chaînes sur leur programme, les constructeurs, et certains le font déjà, peuvent être amenés à préserver un flux TV plutôt classique, tout en proposant un menu à part accessible d'une touche sur la télécommande via lequel le téléspectateur pourra utiliser des services dédiés, et personnalisables» . Aux oubliettes alors les promesses d'interactivité promises par la technologie ? Non, mais les chaînes proposeront leurs propres systèmes. «France Télévisions a déjà montré un prototype basé sur le standard européen HbbTV, qui permet par exemple de partager sur Facebook via un widget, et de dire ainsi qu'on regarde tel programme, voire de voter sur certains sujets» , explique Sophie Girieud.

Schéma tiré de l'étude Idate sur les interfaces (plus clair ici, en pdf )

Mais alors, concrètement, cette charte va-t-elle isoler la France par rapport à ses voisins comme c'est déjà, d'une certaine manière, le cas avec les normes et choix divers retenus pour le lancement maintes fois retardé de la Radio Numérique Terrestre ? Pas vraiment, à en croire Laurent Moquet, chef de groupe télé chez Samsung, fabricant qui a signé un partenariat avec TF1 . Pour lui, cette charte «très franco-française» n'envoie pas «de messages très clairs» et reste «volontairement ouverte» afin de ne pas bloquer toute avancée. A ses yeux, les chaînes tiennent surtout «à ne pas voir les téléspectateurs s'éloigner vers l'écran d'ordi» (par ailleurs non concernés par la redevance comme il était un temps envisagé) et le lancement de la charte s'est vu accéléré à ses yeux par l'annonce du partenariat aux Etats Unis entre Google TV et le concurrent Sony.

Côté Google, la représentante Emmanuelle Flahault-Franc relativise l'animosité des diffuseurs français face à son employeur : «c'est un débat plus large, qui concerne d'autres acteurs. Et n'oublions pas que le projet Google TV est exclusivement disponible aux Etats-Unis pour l'instant, on ne sait pas du tout à quoi ça va ressembler en Europe» . Cette incertitude (aucun calendrier fixe pour la France actuellement) s'explique peut-être par les mésaventures de la firme dans son pays d'origine, où bon nombre de networks ont bloqué leur contenus (les séries d'ABC, CBS et NBC ne peuvent être vues via Google TV). «La situation US est une phase de construction. Construction d'habitude, de partenariat avec les fournisseurs de services comme de matériels. Comme nous fonctionnons avec une plateforme ouverte tournant sous Android, les chaînes peuvent facilement bloquer leurs contenus, et c'est en réalité une chose assez positive» . Google s'interdisant d'exploiter le contenu sans l'accord des ayants-droit, le climat pour négocier est effectivement plutôt serein.

Et si au final, tout ce débat était relatif, compte tenu de l'équipement télévisuel des Français ? Non pas que les télés connectées soient boudées par les nouveaux acheteurs, au contraire. Mais disposer d'un écran «connectable» et l'utiliser à cet escient sont deux choses différentes. Samsung ne dispose par exemple pas de chiffres fiables pour déterminer qui, parmi ses clients, utilise réellement toutes les capacités de ses produits. Pas sûr que les clients voient la couleur de l'interface maison, arrivant plutôt sur les services proposés par leurs fournisseurs d'accès (catch-up, VOD, jeux, vidéos dispos sur le Net...). D'autant que les FAI ont tous (ou presque) de nouvelles versions de leurs box dans les tuyaux, dont les caractéristiques techniques supposées affolent les technophiles depuis des semaines... De quoi relativiser encore un peu plus l'attrait de ces nouveaux téléviseurs et services connectés.

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