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Libération

Le super-procès de Superman

La justice américaine a été confrontée à une question peu banale : combien vaut Superman ?
par Alexandre Hervaud
publié le 15 juillet 2009 à 11h55
(mis à jour le 18 décembre 2009 à 12h46)

Plus geek que celui de Pirate Bay , moins glauque que celui des bébés congelés, un procès au long cours oppose depuis plusieurs années les héritiers des créateurs de Superman aux géants de l'édition et du cinéma DC Comics et Warner Bros. Un procès qui pourrait influer sur l'avenir cinématographique de Superman, en suspens depuis le bide du dernier opus, réalisé par Bryan Singer en 2006. Avant d'entrer dans le vif du sujet, petit flashback sur l'histoire du plus célèbre boy-scout des super-héros.

Créé par le dessinateur Joe Shuster et le scénariste Jerry Siegel, le personnage de Superman apparaît pour la première fois en 1938 dans le numéro 1 d'Action Comics, consultable gratuitement en ligne par ici . Le personnage trottait dans l'esprit de ses créateurs, alors âgés de 24 ans, depuis plusieurs années, sous des formes plus ou moins abouties. Si beaucoup d'éléments importants de la mythologie Superman (la kryptonite, le pouvoir de voler, les ennemis comme Lex Luthor, Zod, etc.) sont encore absents de ce tout premier numéro, les principales caractéristiques du Man of Steel sont bel et bien là. Son alter-égo Clark Kent est déjà journaliste pseudo-gaffeur aux côté de Lois Lane, tandis que Superman protège la veuve et l'orphelin dans son costume rouge et bleu.

DR

Succès oblige, Superman connaîtra assez vite, parallèlement aux publications, de nombreuses adaptations audiovisuelles, sous forme de cartoons, de séries télé, de films (du serial des 40's au blockbuster Superman Returns de 2006). Qui dit adaptation, dit accord entre éditeurs, grands studios et ayants droit. Floués à l'époque sur leurs droits d'auteurs, en jeunes débutants inexpérimentés qu'ils étaient, Shuster et Siegel avaient attaqué DC Comics en 1946. A l'issue de la procédure, qui dura deux ans, ils oublièrent leurs pourtant légitimes exigences contre 200000$. Vue l'aura du personnage, c'est évidemment peu cher payé. En 1978, rebelote : alors que Superman, le film avec le regretté Christopher Reeves s'apprête à déferler sur les écrans du monde entier, Shuster et Siegel entament de nouvelles poursuites contre DC Comics. Un procès qui aboutira à un traitement un peu plus généreux : les créateurs recevront désormais 35000$ par an pour l'utilisation des droits de Superman. Décédés respectivement en 1992 et 1996, Shuster et Siegel n'auront donc pas pu assister au comeback télévisuel de leur bébé en 2001 avec Smallville puis au cinéma en 2006. Pour autant, leur disparition ne signifie pas pour autant la fin des embrouilles judiciaires autour du personnage à la cape rouge, loin s'en faut.

Fin du flashback. La semaine dernière, un tribunal américain rendait sa décision lors d'un procès (pas encore achevé, précisons-le) opposant les héritiers de Jerry Siegel contre DC Comics et Warner Bros., le grand studio responsable des dernières adaptations cinématographiques de Superman. Détail important : DC et Warner sont en fait deux compagnies «cousines», puisqu'elles appartiennent toutes les deux à Time Warner... Parmi les objets du litige, le tribunal devait ainsi déterminer si l'accord passé entre DC et Warner pour autoriser la production de films Superman avait été négocié «conformément à l'état du marché » , et pas de façon «amicale» . Les héritiers de Siegel soupçonnent en effet une certaine «entente cordiale» entre les deux sociétés, entente qui aurait entraîné la signature d'un accord «en dessous de la valeur réelle de Superman» . D'où un manque à gagner pour eux, assez important à leurs yeux pour motiver un procès. Précisons dès maintenant qu'à l'heure actuelle, les héritiers Siegel (et Shuster, qui partagent d'ailleurs le même avocat) sont uniquement les co-ayants droit de l'Action Comics n°1 évoqué plus tôt. Autant dire des bases fondamentales de l'univers Superman, mais pas de sa totalité.

Pour les amateurs de super-héros, de coulisses de l'industrie hollywoodienne, ou de procédures judiciaires liées à la propriété intellectuelle, la lecture du compte rendu de l'audience (30 pages, en anglais, disponible ici en pdf) est un must. A-t-on souvent l'occasion de voir des magistrats s'arracher les cheveux en comparant entre eux Superman, Iron Man, Tarzan et Conan ? Car la véritable question, plutôt ardue, posée à la cour, pouvait se résumer à : combien vaut Superman ? Et si les réponses apportées par les différentes parties peuvent parfois prêter à sourire, les conséquences pourraient être importantes en termes de planning de production, côté Warner Bros.

Ce qui frappe, à la lecture du compte rendu d'audience, c'est la relative nullité des arguments présentés par les plaignants (les héritiers Siegel). Au lieu de présenter des exemples de deals entre studios et maisons d'éditions «similaires» (du genre les accords passés entre la Fox et Marvel pour les adaptations de X-Men), les plaignants ont cherché à comparer Superman avec…des best-sellers littéraires signés Tom Clancy ou Thomas Harris, ou bien encore des comédies musicales du genre My Fair Lady ! La cour estime que cela reviendrait à comparer «des pommes à des oranges» , et c'est elle qui a pris la peine de contacter des spécialistes de l'industrie capables de l'éclairer sur les accords passés entre Universal et Marvel pour Hulk , ou encore Sony et Marvel pour les films Spider-Man . Et encore, sans trop de succès niveau confidences. La cour a pourtant trouvé des éléments de comparaison en s'intéressant de près à la longue bataille judiciaire ayant opposé Stan Lee à Marvel il y a quelques années. Son expert comptable est d'ailleurs également embauché par les plaignants Siegel, d'où l'étonnement de la cour devant la non présentation d'éléments de comparaisons raisonnables…

Le plus drôle réside dans la façon dont les avocats de Warner ont tenté de réduire à néant l'aura de Superman, qualifiant le personnage de «pas cool» , appartenant «au passé» , avec pour seul preuve les résultats aux box office du désastreux Superman IV sorti en 1987 et du décevant Superman Returns , réalisé par Bryan Singer en 2006. M. Horn, président de Warner Bros, s'est même dit «découragé» par les résultats de Superman IV au box-office, sombre nanar qui a surtout «découragé» les fans du super-héros. Pour mémoire, dans l'hallucinante dernière partie de cet étron filmique commis par Sidney J. Furie, on suivait l'affrontement absurde entre Superman et son ennemi Nuclear Man, incarné par un sosie de Dolph Lundgren permanenté. On y voyait Superman sauver une ville italienne d'une éruption volcanique, la place Rouge à Moscou d'un lancement de missile, la Statue de la Liberté, la Grande Muraille de Chine, et même une fillette du Midwest volant au milieu d'une tornade (une scène absente de la version salle mais disponible dans la version anglaise du film). Souvenir d'un ratage fabuleux :

Désastre critique et publique ou pas, pour les plaignants, c'est bullshit ! Le personnage, créé il y a plus de 70 ans, serait en effet à son «zénith de popularité» . La vérité se situe sans doute entre le pessimisme forcé des studios et l'optimisme aveuglant des héritiers Siegel. La cour a d'ailleurs souligné le potentiel du «reboot» de la franchise Superman au cours des 90's en rappelant que le studio avait dépensé près de 60 millions de dollars en 10 ans en préproduction, un «development hell» comme il est coutume de qualifier ce genre de période flou où les «talents» se sont succédés à la tête du projet, avec parmi eux Tim Burton, Kevin Smith, J.J. Abrams, Brett Ratner, McG, etc. La vidéo de Kevin Smith évoquant son expérience sur le Superman Reborn que devait réaliser Tim Burton avec Nicolas Cage fait d'ailleurs depuis des années un carton sur YouTube, le réalisateur de Clerks n'ayant pas sa langue du New Jersey dans sa poche :

Tout ça pour ça donc… On peut donc comprendre un peu les réticences de Warner à relancer la machine Superman, mais cette hésitation est un des éléments clés du dossier. En effet, comme le tribunal l'a rappelé, «le principal problème avec l'accord cinématographique autour de Superman n'est pas tant ses termes économiques (...), mais plutôt la diminution claire et nette de la valeur de Superman, en termes de propriété intellectuelle, selon l'action ou l'inaction de Warner Bros.» .

En clair : si Warner Bros. ne relance pas la machine très vite, les héritiers Siegel seront légalement autorisés à s'estimer «floués» par l'accord entre DC Comics et Warner Bros. La cour a ainsi noté que «la valeur d'une propriété intellectuelle déclinable en franchise, comme c'est le cas avec Superman, Batman et Spider-Man, ne réside pas dans l'exploitation d'une seule œuvre, mais dans la possibilité de continuer à l'exploiter à long terme» . Et le président de Warner Bros. d'expliquer que ses espoirs, pourtant réels, ont été quelque peu refroidis par l'accueil tiède reçu par Superman version 2006, surtout comparé à celui du dernier Batman. Il a par ailleurs affirmé qu'une suite potentielle de Superman Returns ne pourrait voir le jour, au plus tôt, qu'en 2012, aucun scénario ni tournage n'étant à l'ordre du jour. Autrement dit, depuis sept ans que l'accord entre DC et Warner sur les droits cinématographiques de Superman a été signé, seul un film au succès très mitigé (compte tenu de son budget imposant, tout est relatif) a été produit.

_ Superman Returns - DR

Venons-en maintenant (enfin!) au verdict. Sur la nature de l'accord signé en DC et Warner, la cour a donné raison à Warner. Aucun signe d'«entente cordiale » entre les deux sociétés pourtant proches n'a ainsi été mis à jour, qu'il s'agisse des accords concernant le cinéma comme la télévision (45000$ sont versés à DC par Warner pour chaque épisode de Smallville ...), même si des irrégularités évidentes ont été mises à jour. Plus important : si d'ici 2011, la production d'une suite à Superman Returns n'a pas débuté, les plaignants seront en droit d'intenter une nouvelle action en justice pour récupérer des dommages et intérêts pour compenser ce manque à gagner. Pour Marc Toberoff, l'avocat des héritiers Siegel, Warner a peut-être gagné la bataille, mais le principal fait à retenir est que les héritiers Siegel et Shuster possèderont l'intégralité du copyright Superman en 2013, soit 75 ans après la publication du numéro 1 d'Action Comics. Il explique à Variety qu'en 2013, «ni DC Comics, ni Warner Bros ne pourront exploiter l'image de Superman sans avoir passé d'accord avec les Siegel et Shuster» . Une affirmation tempérée par le juge pour qui rien de tel n'est encore assuré, la législation américaine en la matière (le Copyright Act of 1976 ) n'étant pas ultra claire dans le cas présent.

Vous n'avez pas compris grand chose à ce super-imbroglio ? Rassurez vous, rien d'anormal puisque même la Justice américaine s'y perd. Le juge a commissionné un expert pour déterminer plus en détail la valeur sur le marché de Superman. Les différentes parties devront se mettre d'accord d'ici le 31 juillet sur le choix de cet expert. L'aventure judiciaire reprendra de plus belle le 1er décembre prochain (avec une pré-audience en novembre) pour déterminer les montants d'indemnisation auxquels les héritiers Siegel pourront prétendre. D'ici là, il ne serait pas totalement surprenant d'apprendre le début de la préproduction d'un éventuel re-reboot de Superman (un peu comme l'Incroyable Hulk , totalement différent du Hulk de Ang Lee et réalisé à moins de cinq ans d'intervalle).

On suivra avec attention les rebondissements de ce procès d'un genre relativement inconnu en France, même si les affaires de propriété intellectuelle ne sont pas rares : il y a peu, le cinéaste culte Pierre Etaix, 80 ans, retrouvait enfin les droits de cinq de ses films (des comédies burlesques dont Yoyo et Le Soupirant ) retenu par une société de production plutôt louche. Cet ancien collaborateur de Jacques Tati n'a pas forcément le même rayonnement mondial que l'homme en collant bleu et slip rouge, mais pour les cinéphiles, c'est une super-victoire.

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