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Libération

Lescure de rattrapage: gestion collective, licence globale et copie privée

par Sophian Fanen
publié le 19 octobre 2012 à 17h15
(mis à jour le 26 octobre 2012 à 11h23)

Deuxième édition de notre séance de rattrapage et de décryptage des auditions de la mission Lescure de la semaine écoulée. Ces auditions sont toujours disponibles sur le site de l'Acte II de l'exception culturelle , grâce à un player tout pourri visiblement venu de 1999.

Lundi 15 octobre: l'Adami défend la gestion collective et veut la mort d'Hadopi

L' Adami , société civile pour l'administration des droits des artistes et musiciens interprètes, est chargée de la répartition de droits voisins auprès des interprètes (comédiens, chanteurs, musiciens, chefs d'orchestre, danseurs...), et perçoit notamment une part des sommes captées par la rémunération pour copie privée et de la rémunération équitable (payée pour la diffusion en radio, à la télévision et dans des lieux sonorisés).

Comme la Spedidam, également reçue dans la semaine (on y revient plus bas), l'Adami a avant tout défendu devant la mission Lescure la gestion collective des droits des artistes et son application à toutes les nouvelles formes de diffusion en ligne.

Philippe Ogouz, son président, a ainsi réitéré «son soutien à une gestion collective des droits pour le streaming, le webcasting et les autres usages en ligne non stockés, déjà envisagée dans le cadre de la mission Création et internet et de la médiation conduite par Emmanuel Hoog, et qui s'est heurtée à l'hostilité d'une partie des producteurs et à leurs exigences démesurées. L'Adami estime qu'il s'agit à la fois de favoriser le développement de nouveaux services en ligne innovants en facilitant l'accès aux catalogues, et de garantir la rémunération des artistes, qui aujourd'hui ne sont pas ou peu rémunérés sur le streaming et le webcasting.»

_ Le webcasting, c'est-à-dire la diffusion en ligne de programmes audio de flux, de type radiophonique, est en effet aujourd'hui exclu de la rémunération équitable. Selon les sociétés de gestion collective ( SPRD ) chargées de la défense des artistes interprètes, il s'agit d'un manque à gagner pour la filière musicale, mais aussi d'une question d'égalité entre le flux hertzien et le flux web.

Quant à la défense de la gestion collective, qui garantit (en théorie) une répartition efficace, précise et égalitaire des différents droits qui reviennent aux créateurs et aux producteurs dont les œuvres sont diffusées, c'est un débat qui dépasse le cadre de la France actuellement. Une directive sur le sujet est en discussion à Bruxelles , avec pour objectif d'harmoniser les pratiques, les barèmes et les bases de données entre les innombrables sociétés européennes (plus de 20 rien qu'en France) chargées de la perception et de la répartition des droits. Un bazar riche en paperasse que les producteurs aimeraient bien voir disparaître au profit du système anglo-saxon du copyright, qui leur donne (encore) plus de pouvoirs et réduit nettement les droits des interprètes secondaires.

Philippe Ogouz, président de l'Adami, lors de son audition.

Vient ensuite le gros et complexe dossier de la copie privée, cette taxe héritée des cassettes audio et VHS, aujourd'hui perçue sur la vente de chaque espace de stockage (disque dur indépendant ou intégré à une machine, CD ou DVD enregistrable…) en échange d'un droit concédé à tout

citoyen

consommateur d'effectuer des copies d'œuvre pour un usage privé. Les revenus de la copie privée financent notamment des aides à la tournée et des festivals. Mais ses barèmes doivent être revus avant la fin de l'année, et la question de son application au cloud reste à régler, tandis que les fabricants de matériel aimeraient bien s'en débarrasser au nom d'une

«entrave au commerce»

.

Dans ce domaine, «l'Adami met en garde contre l'exemple espagnol où, à la suite de décisions de la Cour de justice de l'UE, la copie privée a été remplacée par des subventions publiques d'un montant nettement inférieur, sans que le prix des appareils ne baisse. Il s'agit d'un cadeau fait à une industrie, aux bénéfices faramineux, entièrement délocalisée et qui ne crée donc aucun emploi sur le territoire national. L'Adami plaide pour une prise en compte des nouveaux usages (cloud computing) dans le calcul de la rémunération pour copie privée. Enfin, elle souhaite une réforme de la composition de la commission chargée d'arrêter les barèmes, consistant à exclure les industriels pour confier le pouvoir de décision aux représentants des ayants droit et des consommateurs.»

Et Hadopi dans tout ça? Elle «doit mourir d'elle-même grâce à l'attractivité de l'offre légale» , a dit l'Adami. On ne sait pas si le piratage a reculé grâce à l'Hadopi ou grâce à Deezer. […] Les artistes n'aiment pas punir ceux qui les aiment, même s'ils les aiment mal. […] En revanche, il manque aujourd'hui un organisme capable d'analyser [de façon indépendante] le marché numérique et de fournir une expertise. L'Hadopi est outillée, cela pourrait être son rôle.» On notera toutefois que le petit Observatoire de la musique , à Paris, mène déjà des études complètes sur l'offre de musique numérique.

Mardi 16 octobre: les éditeurs en ligne défendent la taxe Google

Le Groupement des Éditeurs de contenus et de services en ligne ( Geste ) vient défendre un dossier furieusement d'actualité: l'idée d'imposer à Google -- comme aux autres moteurs de recherche -- une taxe sur l'indexation de contenus venus des médias français. Hier, Google a menacé «de de ne plus référencer les sites français» si une telle taxe voit le jour.

Pour le Geste, qui rassemble des sites au contenu très divers (médias, mais aussi plateformes musicales ou vidéo, sites de poker ou de vente…), il faut néanmoins créer «un écosystème pérenne pour les éditeurs. Toutefois, les nombreuses discussions avec Google n'ont pour l'instant jamais abouti en ce qui concerne, précisément, le rééquilibrage du partage de la valeur des contenus repris.»

Mercredi 17 octobre: Pierre Lescure veut rattacher l'Hadopi à la Cnil

La journée commence par une audition à l'envers: celle de Pierre Lescure, reçu par le club parlementaire du numérique , «lieu de rencontres et d'échanges entre décideurs politiques, professionnels, experts et collectivités locales» sur les sujets abordés par la mission qui lui a été confiée.

L'audition n'a pas encore été retranscrite, mais elle a été largement twittée. Et Pierre Lescure était en grande forme.

La Spedidam défend la licence globale

Pierre Lescure a ensuite rejoint les membres de la commission qu'il dirige pour entendre la Spedidam , une SPRD chargée chargée de la perception et de la répartition de droits voisins pour les artistes-interprètes (les musiciens de session ou de tournée par exemple), qui défend des positions assez proches de l'Adami en faveur de la gestion collective, sur le webcasting ou sur la copie privée.

La Spedidam défend également depuis des années l'idée controversée de la licence globale , et l'a répété cette semaine. «Notre analyse date de 2004 et n'a pas changé, détaille pour Ecrans.fr Jean-Paul Bazin, directeur général de la Spedidam. Nous pensons que les échanges entres internautes, que nous n'avons jamais appelé piratage, sont un phénomène mondial, généralisé et générationnel, que c'est le progrès et qu'il n'y a rien à y faire. Il faut donc réfléchir à un système qui part de ce constat pour ramener des revenus vers la création. Notre proposition est de créer un prélèvement, sur le modèle de la copie privée, qui donnerait le droit aux internautes d'échanger dans un cadre qui serait proche de celui qu'impose cette exception pour copie privée [un usage dans le cercle privé, non commerçant, ndlr].»

Jean-Paul Bazin, directeur général de la Spedidam.

Selon la Spedidam, une licence globale portant uniquement sur la musique ferait rentrer «1,32 milliard d'euros par an, c'est plusieurs fois le budget du Centre national de la musique» -- qui n'existera pas à court terme . Mais une telle licence peut-elle exister aujourd'hui, alors que les offres de streaming musical et de VOD «illimités» s'installent de plus en plus dans les habitudes des internautes ? «Notre proposition ne concerne que les échanges entre particuliers, qui peuvent exister en parallèle» à Deezer ou Spotify, commente Jean-Paul Bazin. «Le problème, c'est que beaucoup d'artistes ne touchent rien, aujourd'hui, sur les revenus générés par cette offre légale [seuls les auteurs et les interprètes principaux touchent des royalties, ndlr], et les autres touchent des sommes dérisoires.»

Pour la Spedidam, le Snep, le syndicat qui défend les majors du disque, s'oppose toujours à la licence globale pour de mauvaises raisons: «Les gros producteurs n'en veulent pas parce qu'ils veulent garder la maîtrise des contenus qui sont diffusés en ligne, ils veulent être les seuls à en profiter» .

Et les bibliothécaires veulent dépénaliser les échanges non-marchands

La mission Lescure a reçu dans la foulée l'Interassociation archives bibliothèques documentation (IABD), la fédération des bibliothèques publiques, archives et centres de documentation publics ou privés (par exemple les documentations d'entreprise).

«Nous tenions à être auditionnés parce que l'accès aux œuvres est trop souvent uniquement vu à travers le rapport entre des fournisseurs de contenu et le consommateur. Hors, il existe aussi un secteur non-marchand qui est pour nous très important et une troisième secteur où nous nous trouvons, qui est celui du service public et privé d'accès» ; explique à Ecrans.fr Dominique Lahary, président de l'IABD.

Dominique Lahary, président de l'IABD.

L'IABD a défendu devant la mission le principe du «digital is not different» , qui est la position de l'organisation internationale des bibliothèques , ainsi que la «non pénalisation des échanges non-marchands» .

«Nous sommes proches des usagers , continue Dominique Lahary, et ce que nous constatons, c'est une contradiction entre l'abondance que permet le web et la rareté finale des contenus. Cela en raison de barrières multiples, d'un verrouillage jamais vu de l'accès à ces contenus [par la non mise à disposition de catalogues, une vision ultra protectrice de la propriété intellectuelle ou des blocages techniques, ndlr]. Il nous est aujourd'hui difficile de faire notre métier. Nous faisons par exemple face à des agrégateurs qui ont négocié les droits de numérisation auprès d'éditeurs et nous imposent l'utilisation de leurs plateformes, ou des DRM. Cela complique et décourage la diffusion des œuvres. Il faut une cohérence entre les usages et le contexte juridique et commercial.» On en est très loin aujourd'hui, selon l'IABD.

À ces blocages multiples s'ajoutent une situation rocambolesque qui transforme de plus en plus fréquemment les œuvres du domaine public (dont tous les droits se sont éteints après le décès des ayants droit et une période de protection) en œuvres... protégées. La faute à certains musées ou à certaines bibliothèques, qui profitent de la numérisation de leur fonds pour revendiquer des droits sur la version numérique d'un livre ou d'un tableau, ou qui concèdent la numérisation à une entreprise privée qui en fait de même pour se rembourser en exploitant ce catalogue pourtant public à des fins commerciales... Des droits nouveaux qui empêchent les œuvres du domaine public de circuler librement en ligne comme elles le devraient, par exemple au sein de l'encyclopédie Wikipédia .

_ Le blogueur Calimaq expose également sa vision de ce débat ici , dans un billet très éclairant.

Jeudi 18 octobre: les producteurs de cinéma défendent la taxe sur les FAI et la riposte graduée

L'audition de l'Association des producteurs de cinéma (APC) n'est pas encore disponible en ligne, mais cet important syndicat n'a pas changé de position sur deux dossiers centraux: l'intégration des fournisseurs d'accès à Internet (FAI) dans le financement de la création audiovisuelle, et la riposte graduée appliquée par l'Hadopi.

Dans un communiqué récent , l'APC estimait ainsi qu'il «serait incompréhensible que des fournisseurs d'accès à l'Internet, dès lors qu'ils assurent la distribution de services audiovisuels, ne contribuent plus au financement de la création et de la diversité culturelle. […] Les organisations du cinéma et de l'audiovisuel soutiennent pleinement la ministre de la Culture et le gouvernement dans leur projet de taxe réformée, calculée sur la base d'une assiette large et proportionnelle comme c'est déjà le cas pour les salles et les télévisions, et selon le principe de la neutralité technologique.»

Quant à l'Hadopi, elle a le soutien de l'APC depuis les débats parlementaires sur le sujet, le syndicat y voyant «une solution alternative aux poursuites pénales à l'encontre des internautes, avec une garantie totale des libertés individuelles fondée sur l'intervention d'une Haute Autorité, composée en grande partie de magistrats indépendants. La «réponse graduée» est une démarche essentiellement préventive et pédagogique puisque les avertissements précéderont toute sanction et que les sanctions ne seront pas d'ordre pénal. Le caractère mesuré et adapté de cette approche est précisément ce qui insupporte les opposants à toute forme de régulation.»

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

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