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Téléctrochoc

Exclusif: «Libération» a suivi le tournage d’un documentaire de France 2 qui met en scène un «jeu» où le candidat croit infliger des chocs électriques au perdant. Le but : dénoncer la télé-réalité.
par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 25 avril 2009 à 15h48

«Il faut continuer, questionneur» , dit l'animatrice, alors le questionneur continue. 220, 240, 320 et maintenant 480 volts. «Question 27 : fortune… Un : immense ? Deux : colossale ? Trois : insoupçonnable ? Quatre : cachée ?» Pas de réponse en provenance de la cellule sphérique et aveugle. Et pas de réponse, ça veut dire mauvaise réponse. Le visage du questionneur est cadré serré, disque blafard ceint des ténèbres bleutées du plateau. Une basse gronde en sourdine, égrène des pulsations. Il faut punir le fautif. Un coup d'œil à droite, le questionneur quête l'assentiment de l'animatrice. Exhale un soupir. Puis lâchant d'une voix mal assurée un «Désolé» , il abaisse la manette d'acier : dzjwiitt, 480 volts balancés dans la cellule. La décharge traverse l'écran, l'animatrice part dans les aigus, «Un million d'eurooos !» , le chauffeur de salle tape dans ses mains et le public scande «La fortune ! La fortune !» En régie, Gilles Amado, le réalisateur du jeu, commente : «Et voilà, on vit ça à 80 % depuis dix jours.»

Les manettes de réglage des «décharges» électriques - Photo Laurent Troude

«Ça», c'est la Zone Xtrême , un jeu que France 2 vient d'enregistrer pendant ces deux dernières semaines au Studio 107, à la Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), où toute la télé se met en boîte : deux candidats, le questionneur, le questionné, 27 associations de mots à retenir et, à chaque erreur du questionné, un choc électrique administré par le questionneur, de plus en plus puissant, jusqu'à l'insoutenable, à 480 volts. Dégueulasse, hein ? Et sur le service public… Mais retenez Nicolas Sarkozy avant qu'il ne privatise France 2 en guise de représailles, tout cela est faux. Le candidat questionné, Jean-Paul, n'a jamais reçu de décharge à 480 volts, ni à 220, ni même à 20. D'ailleurs, ce n'est pas un candidat mais un comédien. En revanche, le questionneur, lui, a bien été berné. Il pensait participer à un nouveau jeu télé ? Il est en fait le cobaye d'une expérience télévisuelle exceptionnelle menée par le producteur Christophe Nick : «La télé, scande-t-il, utilise tous les moyens de la télé pour tuer la télé.»

faux jeu, vrais candidats

«L'univers de la violence réelle a quitté le champ du JT pour investir celui du divertissement, poursuit Nick qui s'enflamme, je veux démontrer que la télé peut faire faire n'importe quoi.» C'est un documentaire de combat qu'il est en train de tourner. Ou plutôt deux, qui seront programmés au plus tôt fin 2009 au cours d'une même soirée sur France 2 : le premier montrant, à l'aide de la Zone Xtrême , comment l'on se soumet à la télé, le second révélant l'impact de la télé sur les téléspectateurs. Budget : 2,5 millions d'euros, pharaonique pour un docu. Nick marine l'idée depuis cinq ans. Il en a parlé pour la première fois à Patricia Boutinard-Rouelle, directrice des magazines et documentaires de France 2, sur le tournage de son docu-fiction la Résistance . «C'était le jour où on filmait le Colonel Fabien assassinant un soldat allemand à Barbès : la question de la soumission est parallèle à celle de la résistance.» Car voilà l'objet : démontrer le pouvoir d'asservissement de la télévision. Et voilà l'outil : l'expérience de Milgram transposée dans un faux jeu, mais avec de vrais candidats.

Le pupitre du candidat questionneur - Photo Laurent Troude

Milgram, comme Stanley Milgram. Entre 1960 et 1963, ce psychologue américain pratique des tests à grande échelle sur 600 personnes pour estimer leur obéissance quand elles sont dirigées par une autorité légitime. Le cadre : un laboratoire universitaire tout ce qu’il y a de plus sérieux. Trois personnes : un scientifique, son complice et le cobaye. Au prétexte de tests sur la mémoire, le cobaye doit faire apprendre au complice installé dans une autre pièce une liste de mots et, à chaque erreur, lui administrer un choc électrique de plus en plus violent. Le tout sous l’égide du scientifique qui encourage le cobaye à ne jamais abandonner l’expérience, et ce malgré les cris – enregistrés – du complice. Bien sûr, le cobaye pense être véritablement en train de griller petit à petit le complice. Et pourtant : 62,5 % des sujets vont jusqu’au bout et balancent le jus maximum. What a wonderful world… Afin de valider son expérience, Milgram procède à des variantes. Dix-neuf : le cobaye voit le complice et l’effet des électrochocs, il choisit lui-même l’intensité du courant ou encore un scientifique vient remettre en cause l’expérience. Conclusion : on est des moutons, les gars. Sitôt qu’on a un chef, eh ben, on se couche.

Dans la régie, debout, l'œil rivé sur les écrans qui retransmettent l'enregistrement du jeu, Christophe Nick est comme aspiré par le spectacle qu'il met lui-même en scène. Le candidat en est à 200 volts. «Il va pas le faire» , implore Nick. Il le fait : dzjwiitt. «Putain…» souffle Nick. A ses côtés, Gilles Amado chuchote à l'un des cameramen par oreillette interposée : «Fabrice, fais-moi le plan large et va le chercher.» La caméra recule, embrasse le plateau et zoome jusqu'à enfermer dans le cadre le visage du candidat qui énonce la question. Nick : «Il chevrote.» Amado : «Lui, il est mal.» Erreur encore, dzjwiitt encore et encore les hurlements de l'électrocuté, plus fort : «ARRÊTEZ VOS CONNERIES ! LAISSEZ-MOI PARTIR !» Et dzjwiitt. «AIE ! VOUS N'AVEZ PAS LE DROIT DE ME GARDER ICI !» Mais, couvrant les cris, le candidat enchaîne. Voix blanche : «Question 17 : papier… Un : Kraft ? Deux : peint ? Trois : buvard ? Quatre : cadeau ?» Les options s'affichent, l'électrocuté sélectionne la première. Faux.

hurlements enregistrés

L'expérience de Milgram a été recréée au plus près et suivant le même protocole. Sept scientifiques encadrent ce drôle d'objet télévisuel, à la tête desquels Jean-Léon Beauvois, professeur de psychologie sociale, et Didier Courbet, chercheur en sciences de l'information et de la communication. Epaulés par de jeunes doctorants, ils veillent à la validité scientifique du projet et au respect de l'expérience de Milgram. Tout a été adapté à l'identique. Le faux tirage au sort où «Jean-Paul» le comédien se retrouve systématiquement dans le rôle de l'électrocuté et le candide dans celui du questionneur. Le premier est enfermé dans une cellule sur le plateau, sanglé dans un fauteuil équipé de boutons pour répondre aux questions qu'égrènera le candide. Celui-ci, comme les 79 autres de l'expérience, a été, raconte Nick, pioché «dans des listes marketing, comme pour un test qualitatif c'est un échantillon représentatif, on a juste fait 50/50 entre hommes et femmes» .

Christophe Nick, producteur du documentaire - Photo Laurent Troude

A la place du test sur la mémoire, on parle d'un jeu télé dont on est en train de tourner le pilote. Pas diffusé ou peut-être diffusé selon les variantes. A la place du scientifique, une animatrice, Tania Young. Mais elle a la même fonction d'autorité et d'ailleurs quasiment les mêmes phrases types à prononcer que dans l'expérience de Milgram. Quand le candidat hésite à balancer le jus, elle dit, dans l'ordre, afin de le pousser à poursuivre : «Ne vous laissez pas impressionner, il faut continuer» , suivi de «Vous devez continuer, c'est la règle» , puis «Continuez à poser les questions, nous assumons toutes les responsabilités» , et enfin l'ultime «Vous ne pouvez pas empêcher Jean-Paul de gagner, le public est d'accord» . Et l'animatrice d'en appeler aux vivats de la foule du studio… De la même façon, les hurlements de Jean-Paul, enregistrés, sont, à chaque nouvelle édition, rigoureusement identiques et interviennent strictement au même moment.

Sitôt la fin du jeu, qu'il se soit arrêté en chemin ou qu'il soit allé au bout, le candidat est immédiatement pris en charge par les scientifiques qui lui révèlent le pot aux roses. S'ensuit le «débriefing», entre 30 minutes et 1 h 30 d'explication. C'est là aussi que «Jean-Paul» se dévoile, indemne. «Les plus touchants, ce sont ceux qui ont trouvé la force d'arrêter, raconte Laurent Le Doyen, alias «Jean-Paul», une femme qui n'était pourtant pas allée au bout m'a demandé pardon, ça m'a bouleversé.» Une autre qui a ­actionné jusqu'à la dernière manette a remercié Christophe Nick : «Mes grands-parents ont été déportés, et je comprends enfin ce qu'ils ont vécu car je viens de le faire.»

punition électrique

Voilà la prochaine candidate, Natacha. Brune, la quarantaine. Elle se présente à l'entrée du studio, où la production a fait installer des éléments de décor anonyme afin de l'immerger tout de suite dans l'univers de la télé. Dans un bureau surchauffé, on la fait asseoir aux côtés de «Jean-Paul». Pas un mot, il reste distant. Des caméras cachées filment la scène. Entre le producteur, portable à l'oreille, évidemment. Pressé, of course. Truque rapidos le tirage au sort. A «Jean-Paul» : «A la première mauvaise réponse, vous avez droit à une punition.» «Jean-Paul», intrigué : «La punition, c'est quoi ?» «Un choc électrique.» Natacha laisse échapper un petit rire nerveux, mais déjà on l'emmène vers le plateau où, dans le concert des applaudissements du public, l'aveuglent les projecteurs. Elle voit «Jean-Paul» s'installer dans la sphère. Entend Tania Young assurer qu'il n'y aura «pas de lésions irréversibles» . Et se lance dans la litanie des questions. Dans le public une bande de jeunes casquettes vissées à l'envers se marre : «C'est mytho, c'est truqué ce truc, ça se voit trop, même dans Prison Break ils se prennent pas 320 volts !» A 340 volts, malgré les pressions, Natacha s'arrête.

Le caisson du candidat questionné - Photo Laurent Troude

Mais son cas est rare. Beaucoup plus rare que chez Milgram. Celui-ci avait qualifié le résultat de son expérience d'«inattendu» et d'«inquiétant». Les données devront être dépiautées, affinées mais, en deux semaines de Zone Xtrême , selon les premières constatations, 80 % des candidats sont allés au bout, croyant infliger la décharge de 480 volts. Jean-Léon Beauvois agite sa grosse barbe. Il n'en revient pas : «Je ne pensais pas que la télévision était une autorité légitime, comme l'est la science dans l'expérience de Milgram, je pensais que la télé ne pouvait pas prescrire. J'ai la preuve que j'avais tort.» Seuls deux candidats ont refusé de signer l'autorisation de diffusion. Les 80 cobayes sont tous suivis, rappelés régulièrement par les scientifiques. «Ce qui est constant dans ce qu'ils disent, c'est "J'ai appris quelque chose"» , note Nick.

Le spectacle vu des coulisses ou de la régie est perturbant : sur les cinq enregistrements auxquels nous avons assisté, seuls deux candidats ont désobéi et refusé d'aller au bout, dont un lâche un superbe «C'est moi qui pousse les manettes, c'est moi qui suis filmé et donc j'arrête» . Installés à prendre des notes sur des canapés bleus, les scientifiques applaudissent : «Bravo, bravo, bravo !» Car, au terme du tournage, l'équipe -les techniciens, l'animatrice… – en vient à désespérer de l'espèce humaine : «On dort mal la nuit, confie le réalisateur du jeu Gilles Amado , pour nous c'est lourd.» Alain-Michel Blanc, qui réalise la partie docu, s'interroge : «Je ne sais pas pourquoi, mais ça me rappelle un film que j'ai fait sur l'amour en prison pour les longues peines, ça me bouleverse autant.» La dernière candidate de la journée vient d'abaisser une à une toutes les manettes. A chaque fois, elle a regimbé. A chaque fois, elle a râlé, mais à chaque fois, encouragée par l'animatrice, elle a continué.

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