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Libération

Un genou à terre, Hadopi riposte encore

par Sophian Fanen
publié le 5 septembre 2012 à 17h45
(mis à jour le 5 septembre 2012 à 19h01)

Quatorze dossiers. Quatorze abonnés à Internet ont été repérés plusieurs fois, n'ont rien changé à leurs habitudes et ont actuellement un dossier les concernant posé sur le bureau d'un procureur quelque part en France. Il y en avait 10 au même stade en juillet 2011.

C'est le principal bilan du point presse annuel tenu ce matin par la Commission de protection des droits (CPD) de l'Hadopi, qui se charge au sein de la Haute autorité du suivi des internautes flashés. Les bilans sur l'offre légale ou la surveillance du streaming et du téléchargement direct ont été écartés et seront présentés d'ici la fin de l'année.

Les autres chiffres communiqués lors de cette réunion, pendant laquelle l'Hadopi ressemblait à un animal blessé qui se débat pour ne pas s'effondrer, sont pour la plupart déjà connus: 1150000 mails de premier avertissement envoyés depuis octobre 2010. 95% de ces abonnés ne sont plus recontactés après cette étape, ce qui ne veut pas dire qu'ils ont arrêté de mettre à disposition des œuvres surveillées par les ayants droit. Ils peuvent avoir changé de système d'échanges en ligne, ou avoir anonymisé leur connexion. 340 dossiers ont néanmoins atteint la troisième phase (après un mail d'avertissement et deux lettres recommandées). Il y en avait 165 fin 2011, concernant les six derniers mois de l'année -- et donc 175 entre janvier et juin 2012. Le chiffre reste donc à peu près stable sur deux ans: environ 30 abonnés à Internet, sur plus de 22 millions de foyers connectés en France en juin 2012, franchissent la troisième phase de la riposte graduée chaque mois depuis deux ans.

C'est après que tout se complique. Comme l'a détaillé Mireille Imbert-Quaretta, la présidente de la CPD, «très peu de ces abonnés» ont pris contact avec l'Hadopi entre le premier et le dernier avertissement prévu par la loi «création et Internet». Convoquées et entendues, physiquement ou par téléphone, il s'est alors avéré que «ces personnes ont une méconnaissance assez forte du fonctionnement d'Internet, du fonctionnement des logiciels [de peer-to-peer, les seuls que surveille la riposte graduée à la française, ndlr] et du droit d'auteur» . Et la présidente de la CPD de citer le cas d'un abonné averti qui s'est contenté de jeter l'icone de son logiciel de P2P à la poubelle, le laissant sans le savoir continuer à tourner et à mettre à disposition des œuvres protégées. C'est donc un «gros travail de pédagogie» envers le «très grand public» qu'a revendiqué ce matin Mireille Imbert-Quaretta, dans lequel «la sanction n'est pas un but» .

Reste malgré tout 25% d'abonnés dont la Haute autorité est restée totalement sans nouvelles malgré ses mails, courriers et relancent, qui forment le gros des 14 dossiers soumis à la justice actuellement. On peut s'en réjouir ou le regretter, mais c'est finalement très peu pour une institution qui alloue «60% de son budget annuel» (qui est de 12 millions d'euros) à la gestion de la riposte graduée. Et bien loin des quelque 50000 saisines de tribunaux par an qu'annonçait l'étude d'impact de l'Hadopi 2. Mireille Imbert-Quaretta a d'ailleurs bien conscience du surdimensionnement de la procédure de la riposte graduée par rapport à son résultat concret, et a tenté -- dans une pirouette alambiquée -- de retourner ce maigre bilan en faveur de la Haute autorité. «On a rempli notre mission en évitant d'encombrer les tribunaux, a-t-elle estimé. Envoyer 50000 dossiers aux parquets aurait nécessité d'embaucher des magistrats. Avec ses 18 agents [sur 22 prévus, l'effectif n'est toujours pas au complet, ndlr], l'Hadopi a donc permis de faire économiser plusieurs millions d'euros au budget de l'Etat.» Ce à quoi on pourra répondre que le budget de l'Etat aurait aussi pu économiser les 12 millions d'euros du budget de la Haute autorité.

Pour illustrer son propos, l'Hadopi a également révélé ce matin quelques-unes des œuvres pour lesquelles les abonnés repérés à plusieurs reprises ont été contactés. En vrac: Rêves d'enfant de Shy'M, le spectacle Mother Fucker de Florence Foresti, la chanson Uprising de Muse, un épisode de la série Docteur House , ou encore les blockbusters Captain America et Rien à déclarer . Interrogée sur la liste des œuvres surveillées par les ayants droits, Mireille Imbert-Quaretta a rappelée que «ce n'est pas le problème de la Haute autorité» . La partie «création» de la loi «création et Internet» , qui a créé l'Hadopi, a donc définitivement disparu de la politique publique au profit de la protection d'œuvres déjà très rentables. La présidente de la CPD a d'ailleurs expliqué à Ecrans.fr que «des artistes» indépendants ont contacté l'Hadopi directement après avoir constaté la présence illégale de leurs œuvres en ligne, mais que l'Hadopi ne peut dans ce cas «rien faire» faute de signalement par TMG, l'entreprise missionnée à grands frais par les ayants droit...

Et sinon, que vont devenir les 14 dossiers adressés à la justice? Probablement pas grand-chose. Selon Mireille Imbert-Quaretta, des services de police et de gendarmerie ont contacté la rue du Texel dans le cadre de leurs enquêtes complémentaires ( «surtout de gendarmerie» , ce qui prouverait que les internautes flashés qui ont «une grande méconnaissance d'Internet» habitent surtout «hors des grandes villes» ...).

Interrogés par Ecrans.fr, les deux principaux syndicats de magistrats en France disent n'avoir pas eu d'écho d'un dossier ayant atteint le stade de l'instruction dans un tribunal de police. Pour Virginie Valton, secrétaire générale de l'Union syndicale des magistrats (USM), «un dossier pour contrefaçon ne sera jamais une urgence dans les parquets, face par exemple à des affaires de violences conjugales» . Et puis, il faut aussi composer avec la mission Lescure , qui discute jusqu'en 2013 -- entre autres -- de l'avenir de l'Hadopi. Selon Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature (SM), «il n'y a pas eu de circulaire venue du ministère de la Justice» indiquant la marche à suivre face à un dossier Hadopi plus que jamais politique. «Ce qui est très possible, par contre, c'est qu'un procureur préfère laisser traîner en attendant de voir.»

Le fonctionnement de la riposte graduée , présenté sur le site de l'Hadopi.

D'autant que l'Hadopi est plus que jamais sur la sellette depuis le changement de gouvernement. Cet été, la ministre de la Culture a encore estimé que la Haute autorité coûte trop «cher» et annoncé son intention de «demander que [ses] crédits de fonctionnement [...] soient largement réduits. Je préfère réduire le financement de choses dont l'utilité n'est pas avérée.»

La mission Lescure et les débats parlementaires qui suivront sont encore long (et Pierre Lescure penche pour une refonte de l'Hadopi plus que pour sa suppression), mais Mireille Imbert-Quaretta s'est ce matin montrée sur la défensive, martelant à plusieurs reprises que «l'Hadopi est une autorité administrative indépendante créée par le législateur, qui ne peut être supprimée que par le législateur. [...] C'est comme à l'époque des débats sur la suppression de la peine de mort, on a commencé par tenter de supprimer le budget du bourreau On n'aurait pas osé le parallèle, qui révèle encore un peu plus que la Haute autorité de la rue de Texel se sait désormais vouée à disparaître ou à devoir muter.

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