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Libération

Journey : «Nous voulons repousser les frontières du jeu vidéo»

par Olivier Seguret
publié le 27 avril 2012 à 13h04

Il n'existe pas encore de chiffres disponibles pour mesurer le succès exact de Journey , jeu vidéo à télécharger pour PlayStation 3, même si Sony a fait savoir que ce titre était le mieux vendu du PlayStation Store depuis la création de cette plateforme. En revanche, tout le monde a pris, dès sa sortie, la mesure de l'impact profond que Journey promettait d'imprimer sur le paysage du jeu vidéo et sur l'histoire de ses formes. Parce qu'il travaille ensemble les émotions et les matières, les textures et les sentiments ; parce qu'il rompt radicalement avec les facilités de l'industrie ; parce qu'il s'adresse résolument à tous ; enfin, parce qu'il propose une expérience à la fois esthétique et spirituelle unique, spécifique au jeu vidéo, Journey a été accueilli par la critique mondiale et par la scène des développeurs comme un titre-messie, qui remet les pendules des gamers à l'heure.

Son créateur, Jenova Chen, est un pur produit du melting-pot global. Né en Chine, éduqué à Shanghai, instruit à Los Angeles, il s'installe en Californie il y a une dizaine d'années et y fonde le studio Thatgamecompany, structure indépendante qui signe néanmoins un accord pour trois jeux exclusifs avec Sony : Flow (2006) puis Flower (2008) précéderont Journey .

Depuis la sortie de ce dernier, Jenova Chen est un homme extrêmement sollicité. Il a néanmoins trouvé le temps, malgré un méchant rhume, de nous faire quelques confidences…

Comment vivez-vous l’accueil enthousiaste réservé par la critique et le public à Journey ? Est-ce une surprise ?

Oui, bien sûr, ces proportions nous ont surpris, même si nous pensions avoir fait un bon jeu. Ce qui me touche le plus, c'est l'espèce de valeur cathartique que les joueurs et les critiques associent à leur expérience de Journey . C'est très important pour nous parce que c'est le sens de notre travail : chacun de nos jeux repose sur une ambition théorique dont on ne sait pas comment elle va finalement s'incarner. Réussir un jeu, pour nous, c'est atteindre cet objectif : toucher les individus avec des moyens universels. Donner un sentiment du Tout et du tous. Quand nous avons fondé Thatgamecompany, c'était sur une base commune : nous croyions que les jeux pouvaient être autre chose que du strict entertainment . Dans tous les autres médias, il existe une diversité absente du monde du jeu. Il existe des films ou des livres gais et d'autres tristes, des enfantins et des matures, certains qui travaillent le spectacle, d'autres l'émotion. L'idée selon laquelle les jeux devraient être conçus pour des jeunes garçons limite terriblement notre évolution. Le jeu abandonne de vastes domaines, refuse de les explorer. Nous voulons repousser ces frontières, toucher l'esprit des gens, réfléchir et faire réfléchir.

Journey présente deux faces. D’une part, c’est un hymne à l’art du game-design. De l’autre, c’est essentiellement une expérience de la mort…

C'est un jeu qui exalte la beauté, la lumière, la vie… Et qui parle aussi de la mort. Son premier objectif est de vous reconnecter avec des émotions qui manquent de plus en plus dans le monde courant. De ce point de vue, je me sens, par exemple, très proche d'un David Cage [game-designer français auteur de Fahrenheit et de Heavy Rain, notamment, ndlr] . Lui aussi cherche d'abord à provoquer des émotions plutôt que du «thrill» [du frisson] ou de la fantasy. Nous avons la même philosophie vis-à-vis de notre métier. Je suis tout à fait d'accord avec lui sur le besoin, pour notre industrie, de créer des jeux adultes. Regardons-nous ! Nous sommes adultes ! Nous avons des jobs, du pouvoir d'achat, des loisirs choisis en connaissance de cause… Pourquoi n'aurions-nous pas des jeux qui nous soient destinés ? Offrir du plaisir, du défoulement, c'est très bien, mais ça ne peut suffire.

Votre vision du online est, elle aussi, très particulière…

En général, dans les modes online, il s’agit soit de tuer des ennemis en coopération avec des joueurs, soit d’affronter des joueurs ennemis. Et le principe général des mécaniques de jeu consiste à vous rendre toujours plus puissant. Je pense que ce sentiment de surpuissance accentue encore la déshumanisation du joueur. Nous, nous voulons faire des jeux avec un mode online où l’on ne puisse pas croiser de parfaits trous du cul, qui vous insultent ou vous massacrent.

Dans Journey , vous commencez par vous sentir seul, pas tellement en sécurité. Et vous serez en principe content de créer une connexion avec un inconnu dans la même situation que vous… C'est l'inverse de World of Warcraft , auquel j'ai joué et où vous passez quelques heures en compagnie d'autres joueurs dans un donjon mais où chacun est trop occupé pour penser même à se dire bonjour. Dans Journey , le personnage n'a même pas de bras, il ne peut ni frapper ni tenir une arme : la question est réglée ! Personnellement, je suis attentif par-dessus tout à ce que les cultures du monde ont en commun, dans leurs philosophies, leurs mythologies. C'est ce fond commun à tous les hommes que je cherche à toucher chez les joueurs.

Paru dans Libération du 26 avril 2012

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