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Jacques Attali : «On a une guerre de retard»

Favorable à la licence globale, Jacques Attali réagit sur les différentes réflexions actuelles à propos du financement de la culture.
par Astrid GIRARDEAU
publié le 18 août 2009 à 12h08
(mis à jour le 18 août 2009 à 12h10)

En 2008, Jacques Attali remettait au président de la république un rapport pour la «libération de la croissance française» . À propos du téléchargement en ligne, et à l'opposé du rapport Olivennes signé quelques mois plus tôt, il juge tout système répressif comme un «frein majeur» à l'innovation, et préconise un mécanisme de licence globale (ou de contribution créative ). Soit la légalisation de l'accès et de l'échange de fichiers en ligne en contrepartie d'une rémunération reversée aux ayants droit.

Récemment, Laurent Petitgirard, ex-président du Conseil d'administration de la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), avançait le concept Licence Musique. Pour six euros par mois, l'internaute aurait accès à des sites officiels de téléchargement de fichiers musicaux, sans possibilité de partage. Un système donc plus proche du simple abonnement que de la contribution créative. L'idée est «personnelle» , insiste le compositeur. Pourtant, déjà en 2008, avec Bernard Miyet, président du directoire de la Sacem, ils l'exposaient comme plan B à (l'échec de) la loi Hadopi. Loi, dont le volet sanctions, doit être voté par l'Assemblée nationale le 14 septembre prochain.

Après la répression, la réflexion. Parallèlement, diverses tables rondes sur la création à l'ère numérique doivent se tenir à la rentrée dont le Grenelle du financement artistique voulu par le ministre de la culture Frédéric Mitterrand. Dans ce contexte, l'intellectuel nous livre son analyse et sa contribution au débat.

Que pensez-vous de la Licence Musique proposée par Laurent Petitgirard?

_ C’est une avancée naturelle, et prévisible. J’en ai déjà parlé longuement avec lui en privé, et dans une interview commune dans laquelle il concédait que c'était une voie vers laquelle les artistes devaient aller. Comme ici, il se prononçait à titre personnel, et non comme représentant officiel de la Sacem, et je constate avec grand plaisir qu'il poursuit dans cette direction, la bonne. Je souhaite que la Sacem comprenne et reprenne à son compte l'idée qu'il est dans l'intérêt des artistes de récupérer cette recette nouvelle. Et si ça devenait la position officielle de la Sacem, ce serait une avancée considérable.

Il s’agit de payer pour avoir accès à un site officiel de téléchargement, on est loin de l'esprit de la contribution créative ...

_ Ce serait un progrès pour la Sacem, un véritable changement de paradigme. Je les pousse dans cette direction, avec beaucoup d'autres, depuis 10 ans. À partir du moment où ils auront accepté de changer de paradigme, la discussion sera infiniment plus ouverte, et beaucoup d'autres choses pourront être admises. Comme accepter d'aller jusqu'à la Contribution Créative, qui sera certainement la forme la plus évoluée.

Pour y arriver, beaucoup de travail en commun entre artistes et fournisseurs d'accès Internet reste à faire. Il faut notamment que soient vérifiées toutes les dimensions d'une telle licence : comment la rémunération est construite, quel est son montant, son mode de suivi, son mode de répartition, la nature réelle de la rémunération, etc.

Et il ne faut pas que ça ne soit pas le beurre et l'argent du beurre. C'est-à-dire la rémunération en plus de la censure par Hadopi. Mais bien à la place.

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«Il ne faut pas que ça soit la rémunération en plus de la censure par Hadopi.»

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Cette réflexion n'arrive t-elle pas trop tard ?

_ Pas trop tard, mais très tard. On a une guerre de retard, et c'est triste. C'est évidemment important de le faire maintenant. Mais le chemin a été très largement miné par des accords entre majors et fournisseurs d'accès pour verrouiller le contenu de leurs propres catalogues. Et par la loi Hadopi, sans aucune réalité matérielle, qui est venue se mettre au milieu. Les choses doivent donc être mises complètement à plat. Si la Sacem avait adopté cette position il y a cinq ans, on aurait aujourd'hui un paysage infiniment plus clair et bien plus profitable aux artistes qui seraient très bien rémunérés via le net.

Ceux qui ne veulent pas comprendre sont en fait en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Ils doivent comprendre que la technologie est en train de bouleverser leur monde, et que ce n'est pas une stratégie d'arrière-garde qui va les protéger. Pas plus que la défense de quelques artistes, qui, eux-mêmes, ne représentent plus la dynamique du futur.

J'ai aussi vu les associations de producteurs de films. Car ce qui se joue avec la musique va l'être avec le cinéma. Une fois la question de la musique bien avancée, il faudra d'urgence aborder celle du cinéma. En discuter avec les producteurs et aller vers un tout autre modèle de production qui conduira à développer, au niveau français, beaucoup plus de cinéma de haut niveau, utilisant des technologies nouvelles comme la 3D relief. Un cinéma payant peut-être moins les comédiens vedettes et plus les scénaristes, un cinéma qui ne sert plus simplement à rémunérer de façon exorbitante le travail d'une dizaine de stars, mais au contraire à créer les conditions d'un véritable tissu de créativité.

La chronologie des médias (sortie en salles, puis sur Canal +, puis en DVD, etc.) est-elle amenée à disparaître ?

_ Le calendrier de mise en œuvre des différents supports est une question fondamentale, qui va devoir progressivement s'adapter et disparaître. La survivance historique est condamnée. Mais je peux comprendre que les producteurs soient inquiets tant qu'on n'a pas mis en place un système de substitution car c'est pour l'instant un élément essentiel de ce qu'on nomme l'exception culturelle.

Et de tout le système des aides...

_ Vous avez tout à fait raison. Et il est très important d'en parler et de ne pas s'arc-bouter sur quelque chose qui, évidemment, a vocation à disparaître en raison de la technologie. Comme pour la musique, les producteurs doivent comprendre que c'est dans leur intérêt de mettre en place une taxe globale à répartir. Ils doivent repenser leur système de financement eux-mêmes, et ne pas se les laisser imposer par un accord entre les fournisseurs d'accès et les chaînes TNT qui leur serait mortel. Leur modèle économique doit changer : personne ne se plaindra de voir baisser la part exhorbitante que certains comédiens prennent sur le prix d'un film.

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«Les artistes doivent comprendre que ce n'est pas une stratégie d'arrière-garde qui va les protéger»

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Comment va évoluer ce paysage dans cinq ou dix ans ?

_ Je pense qu'il y aura progressivement la mise en place de licence globale avec un système de répartition des droits qui tiendra compte des véritables usages. Au lieu de savoir ce que monsieur X télécharge, on saura combien de fois tel artiste aura été téléchargé. Ce qui est une totale inversion des choses. Il existe déjà des logiciels qui permettent de le savoir. Il n'est pas plus difficile de connaître le nombre de fois où un film a été téléchargé, que de faire le tour de tous les bals populaires pour savoir quelles musiques ont été jouées par les orchestres amateurs, comme le fait la Sacem depuis un siècle.

Restent les négociations...

_ Toute la question sera le caractère démocratique, transparent et clair de la répartition par les sociétés d'auteurs de cette manne nouvelle. Et le rôle des fournisseurs d'accès dans cette répartition. C'est pourquoi un accord entre FAI, majors et sociétés d'auteurs est fondamental.

Aujourd'hui, le point d'équilibre n'est pas clair. Et si la négociation se passe mal, dans dix ans, les sociétés d'auteurs n'existeront plus. Tout sera réparti entre les majors et les FAI. Avec des fournisseurs d'accès qui deviendront peut-être aussi des majors, via des fusions déjà amorcées. On sera donc dans un monopole FAI/majors dans lequel les artistes n'auront qu'un infime pourcentage. C'est déjà le cas d'ailleurs, les artistes touchent très peu sur le nombre de titres vendus. Mais ce sera encore pire. Sauf si les sociétés d'auteurs de toutes natures -- la Sacem, l'Adami et les autres -- se donnent les moyens pour bien négocier. Une part importante du gâteau musical, cinématographique, audiovisuel, etc. pourrait alors aller aux artistes. C'est la négociation actuelle, et elle est très importante.

Ces négociations doivent-elles concerner tous les secteurs de la création ?

_ Oui, il faut vraiment prendre en compte tous les autres arts. Que le cinéma, le jeu vidéo ou le livre restent à l'extérieur serait une grave erreur. C'est une bataille d'ensemble qu'il faut gagner, dans laquelle les artistes doivent protéger leurs droits. Et pour cela, il faut des sociétés d'artistes fortes. Comme dans le monde du travail, si les syndicats ne sont pas puissants, les intérêts des ouvriers ne sont pas défendus.

Si nous aimons tant les fictions américaines, c'est parce qu'il y a de formidables syndicats d'auteurs de scénarios. Ces auteurs savent défendre leurs intérêts, sont très bien payés et attirent les meilleurs écrivains. C'est une autre bataille très importante, celle de la représentativité des différents métiers de l'art, par exemple des scénaristes, qui sont certainement, aujourd'hui en France, les parents pauvres de l'industrie culturelle.

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«Hadopi ne servira à rien»

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Enfin, votre regard sur loi Hadopi qui sera votée à la rentrée ?

_ Ce sera encore une loi, plus ou moins avortée, qui ne servira à rien.

Et politiquement, vous comprenez l'obstination du gouvernement ?

_ Il y a une cohérence. Celle de défendre quelques vedettes politiquement très visibles, mais qui ne représentent rien. Et qui, si on y réfléchit bien, sont surévalués au regard de leur utilité artistique, pour ne pas parler de leur utilité sociale. Ils ne représentent pas la véritable créativité française.

A gauche comme à droite, il y a toujours l'idée que les artistes sont un pouvoir de nuisance considérable et qu'il vaut mieux les avoir avec soi que contre soi. Seulement, dans cette affaire, le pouvoir politique ne s'est pas rendu compte qu'il y avait des gens beaucoup plus courageux, qui avaient compris que l'intérêt de l'art en général n'était pas du côté des marchands de technologies dépassées.

Il est très important que le gouvernement choisisse son camp. Les artistes, en tant que tels, devraient être défendus par les pouvoirs publics, ce qui n'est pas le cas. Pour le moment, il semble avoir choisi le camp des majors et de quelques artistes liés aux majors.

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