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Les routards du web : «Nous remplissons une mission de service public»

OpenStreetMap est un projet un peu fou qui tente depuis 5 ans de redessiner le monde sous Creative Commons. Aujourd’hui, troisième et dernière partie de l’interview des contributeurs.
par Camille Gévaudan
publié le 19 août 2009 à 13h05
(mis à jour le 19 octobre 2009 à 13h28)

En six épisodes , nous avons tenté de comprendre (et par là-même de vous expliquer) comment fonctionne le projet de cartographie libre OpenStreetMap . En conclusion de cette série, nous avons voulu nous intéresser à ceux qui font vivre ce projet au jour le jour. En l’absence d’un représentant «officiel» pour la partie française, nous avons choisi un format d’«interview communautaire» avec les contributeurs qui ont bien voulu répondre à nos questions. En raison du nombre d’intervenants, cette interview est publiée en trois parties. Voici la troisième et dernière partie. ( lire la première partie et la deuxième ). Et ce sera la conclusion de cette série sur cet étonnant projet. A vous de mapper.

Pourquoi créer une base de données géographiques libre et gratuite ?

Thomas Clavier : Pourquoi pas ? Pour les mêmes raisons qui nous poussent à construire une encyclopédie libre, pour les même raisons qui nous poussent à faire du code GPL. La connaissance doit être partagée pour exister.

Jean-Marie : S'orienter dans l'espace dilaté de notre monde nécessite plus de cartes, on ne peut confier au marché une condition de son autonomie.

Arnaud Corbet : M'affranchir à terme des mises à jour ruineuses des cartes des systèmes de navigation. Avoir un système coûteux qui panique en hurlant à répétition «nouveau calcul» parce qu'on emprunte la A19, pas encore répertoriée, est pénible. Ne pouvoir obtenir la A19 qu'en mettant la main au porte-monnaie alors que le logiciel est récent et a déjà coûté cher est horripilant, surtout pensant que je pourrais l'ajouter moi-même. Je suis prêt à payer (ou faire un don si le logiciel est libre) pour un logiciel performant et ergonomique, mais je déteste banquer régulièrement pour pouvoir utiliser un produit déjà acheté, qui bien que présenté comme un investissement pérenne est en fait une denrée périssable. Ne pas oublier qu'une donnée libre l'est définitivement, tandis qu'une donnée propriétaire gratuite peut devenir payante, ou être retirée de la disposition du public, à tout moment, à la fantaisie de l'ayant-droit. Demain Google peut décider que Maps sera payant, une fois les concurrents écrasés. Demain Google peut arrêter le service Maps parce que les cartes Navtek lui coûtent trop cher et que Maps ne rapporte pas assez. Et si vos applications géographiques en dépendent «parce que c'était gratuit», vous serez pris au piège.

De plus, en fournissant une telle base de données, j'espère voir arriver des systèmes de navigation alternatifs proposant ce que tomtom et consort ne proposent pas, pourquoi pas un système pour piétons prenant en compte train, métro, bus et chaussures pour vous amener à destination.

Sarge : En premier lieu pour avoir une carte que l'on peut utiliser comme on veut, mais aussi pour avoir des cartes spécialisées.

Steven Le Roux : Pour garantir la pertinence des données, leur actualisation et leur pérennité. Parce qu'on est censé vivre dans un pays de liberté. Parce que je veux profiter de la richesse des autres utilisateurs qui ont des connaissances qu'aucune entreprise ne pourra avoir et je veux qu'ils puissent bénéficier de la même chose par ceux qui utilisent leurs données.

Mathieu Arnold : Pour qu'elle puisse profiter à tout le monde. Mais aussi parce qu'une carte gérée de manière collaborative et pas dans le but de faire de l'argent sera toujours de meilleure qualité, et plus à jour. Par exemple, à coté de chez moi, ils ont refait un croisement de trois rues en modifiant de manière assez subtile certains morceaux. Dans les jours qui ont suivi la fin des travaux, j'avais mis à jour OSM. Trois ans après, la dernière mise à jour de mon GPS Garmin n'a toujours pas la nouvelle géométrie.

DenisH : Parce que la nature a horreur du vide. Parce que créer, c'est valorisant (fun). Parce que le coût ne fait pas la valeur et que les modèles économiques basés sur le coût seront dépassés par ceux basés sur la valeur. Le coût d'OSM est minimisé alors que sa valeur ne peut que croître.

Christophe Merlet : Il n'y a aucune raison que la cartographie soit le privilège d'une poignée de sociétés qui revendent leur «expertise» à prix d'or aux collectivités, alors même que leurs infos sont plus que perfectibles. Et je veux pouvoir recopier des cartes routières à jour sans risquer de me retrouver en prison pour vol de propriété intellectuelle !

Nicolas Pouillon : Pour le plaisir, pour le besoin, pour l'aspect pratique... Par exemple, Google Maps interdit qu'on enregistre une version consultable offline des plans ; ceci est probablement dû aux conditions qu'ont imposées leurs fournisseurs. Dans OSM, on est aussi libre d'ajouter toutes sortes de points d'intérêt, ça change des traditionnelles stations service et des distributeurs de billets. Par ailleurs, OSM a toutes les chances d'être plus correct que les autres sources de cartes sur le long terme. Plus il y aura de contributeurs, plus la carte sera exacte.

Renaud Martinet : Pour s'affranchir des mastodontes de l'information géographique, pour proposer une alternative, un choix possible. Et permettre à tout un chacun d'utiliser des données géographiques à moindre coût, si ce n'est celui d'apprendre à les manipuler.

Est-ce un acte militant ?

Renaud Martinet : Ça a d'abord été un acte de «C'est génial ce projet !» avant d'être quoi que ce soit d'autre. Mais avec le temps, les exemples pour l'utilisation de données géographiques libres se multiplient et justifient définitivement le projet.

Steven Le Roux : Acte citoyen d'abord, militant pour le côté libre bien sûr.

Jean-Marie : Non, c'est un mode de vie : tous ceux qui le font diront qu'ils sont plus attentifs aux paysages, aux modifications, aux modes d'usage des routes et chemins. On voit soudain des choses jusque là inaperçues, des escaliers, des allées piétonnes, des coins "sauvages" en pleine ville, etc... Mais j'adhère à 100% à l'idée des «biens communs» et au fait que les collectivités publiques doivent remettre à disposition de tous les données d'importance majeure pour la vie des gens. Il y a un droit à la cartographie gratuite.

Pieren : Oui, le côté «free», c'est-à-dire libre et gratuit, est très important. L'information géographique devrait appartenir à tout le monde et être du domaine public. Il n'est pas normal que l'IGN ne soit subventionné qu'à 60% et doive vivre en faisant payer quelque chose déjà payé par l'impôt. Aux États-Unis, ce genre de données est libre (mais de mauvaise qualité), et tout ce qui est subventionné par l'État est dans le domaine public. La virtualisation fait que les coûts de distribution des données devient négligeable. D'accord pour payer l'impression d'une carte sur papier, pas d'accord pour payer des sommes faramineuses pour avoir accès à des données déjà payées par les citoyens. Les cartes de l'IGN sont disponibles sur internet mais elles restent protégées par le droit d'auteur. Je n'aurais jamais contribué à OpenStreetMap si l'IGN avait mis ses données dans le domaine public. Nous remplissons une mission de service public en comblant l'absence de gratuité de l'IGN qui elle dérive lentement vers une société à but commercial (ça n'est pas de sa faute mais celle de l'État).

Les cartes sont longtemps restées le privilège des États et des militaires. Les nouvelles technologies permettent une vrai démocratisation de ces données, leur libre accès et leur mise à jour immédiate. Les fournisseurs de cartes commerciales ont remarqué que la plus grosse difficulté était plus de garder une information à jour que d'avoir une cartographie complète (de nombreuses régions en dehors des centres urbains ont des données lacunaires). Ils ont trouvé le moyen de faire participer leurs clients à l'amélioration de leurs données tout en les faisant payer pour les mises à jour. Chapeau.

Drako99 : Oui et non. Oui pour le partage, non parce que je n'ai pas l'impression de véhiculer un message.

Lionel Maraval : Pas vraiment. C'est plus pour mon plaisir personnel, participer à un projet collectif et libre, y contribuer.

Thomas Clavier : Si c'est dans le sens de faire du libre parce que j'y crois, alors oui. Mais c'est surtout le plaisir de voir une belle carte que l'on a construit à plusieurs.

Mathieu Arnold : Je suis depuis une douzaine d'années utilisateur de logiciels libres, et depuis six ans committer FreeBSD, je suis aussi adhérent depuis des années à l'April qui soutient les logiciels libres, alors on peut dire que oui, c'est militant.

DenisH : C'est un terme que je n'aime pas trop : ça commence comme militaire, milice, etc. En tant que «militant discret», je tends vers l'oxymore. Je crois plus à la lente conversion (un écosystème ne se change pas en quelques années) en évoluant au rythme des échanges. Pas dogmatique, mais convaincu ; moins militant que tenace (voire têtu). Ma vision d'OSM n'a pas à prouver, mais à monter.

Sébastien Dinot : Oui. Nous sommes confrontés à un choix de société. D'un côté, certains œuvrent à une société où toute circulation d'information entre individus se ferait dans le cadre d'une transaction commerciale dont ils seraient les intermédiaires rémunérés. Dans cette société, le troc et le prêt gratuit sont interdits par la technique et la loi, et la propriété intellectuelle serait sacralisée (cf. la tristement célèbre loi DADVSI qui donne une assise légale aux DRM mais aussi quelques initiatives antérieures telles que celle-ci , qui date de 2000). De l'autre, certains aspirent à une société où l'information (bien non rival) circulerait librement, favorisant ainsi l'éducation, le développement de la connaissance et le progrès ainsi que l'exercice de la critique, du libre arbitre et, au final, de la citoyenneté.

À chacun de choisir en fonction de ses ambitions et de ses idéaux. Pour ma part, depuis 1998, je suis fortement impliqué dans la promotion et la défense du logiciel libre. Mais dans la « société de l'information »,

les logiciels libres ne suffisent pas ; nous avons besoin de formats ouverts pour assurer l'interopérabilité des logiciels et de données libres de toute sorte pour les alimenter et mettre à profit leur potentiel.

À ce titre, vu l'importance croissante de la géo-localisation et des applications qui en découlent, l'« aboutissement » d'OSM est essentiel. À terme, il serait même souhaitable qu'OSM prenne en compte l'altitude

des points et fournisse (notamment en France) un modèle numérique de terrain libre.

Quelles sont les relations entre OpenStreetMap et le milieu professionnel de l’information spatiale ?

Robin Prest, cartographe et membre de GeoRezo : Il y a à mon avis un véritable enjeu économique auprès des professionnels de la donnée, qui vont y voir un moyen de réduire leur coûts sur ce poste de dépense. Pour avoir l'information des contours de communes, il faut payer l'IGN ou d'autres sociétés plusieurs centaines d'euros. La couche précise des contours administratifs, telle qu'on la trouve actuellement sur les cartes IGN, est encore plus onéreuse. Ce que fait la communauté, c'est tout simplement créer une donnée gratuite précise et disponible pour tous.

Comment vont évoluer les producteurs de données face à cette concurrence gratuite ? Mon wild-guess est qu'il y aura un point critique où l'intérêt de la donnée gratuite OSM pour les pros, même avec ses défauts typiques des projets communautaires de ce type, va concurrencer les détenteurs de données. La donnée à 600€ évoquée plus haut disparaîtra probablement le jour où toutes les communes de France seront sur OSM, car n'importe quel professionnel un peu habile pourra alors la générer à partir des données OSM.

La communauté pro s'intéresse peu à OSM pour l'instant. Il y aurait moyen de tisser des liens plus étroits s'il y avait une association, un responsable ou un comité gérant le tout et prenant des décisions. En fait, seuls quelques membres très actifs poussent le bateau français. Mais les transfuges entre les deux communautés s'emploient à tisser des liens qui vont se renforcer dans le futur de manière exponentielle. Notamment les collectivités territoriales, qui vont y voir un moyen très pratique d'échanger de l'information géographique avec leurs administrés, leur offrant également les moyens de participer eux-mêmes à la vie locale. C'est un truc énorme, qui est encore un peu jeune, mais quand les deux communautés vont fusionner, ça fera des étincelles ! Avec la puissance de la mise à jour «citoyenne», il y a moyen de faire des choses assez fantastiques.

Les épisodes précédents:

- OpenStreetMap, les routards du web #1 : A la carte !

- Les routards du web #2 : Lost in GPS

- Les routards du web #3 : Sur la route

- Les routards du web #4 : Les traces de son passage

- Les routards du web #5 : Taggons les rues !

- Les routards du web #6 : Dessine-moi une maison

- Les routards du web : «Nous sommes comme des fourmis»

- Les routards du web : «Il suffit d'une paire d'yeux»

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